il y a eu pas mal de réactions sur le classement de Banana Fish ou de Tomie en "seinen" au moment de leur sortie en début d'année: en effet, les deux titres ont été publiés au Japon dans des revues classées "shôjo", phénomène qui n'est pas limité à ces deux titres en France.
cette situation pose la question de l'évaluation du véritable poids du shôjo en France, et de la réduction volontaire du genre de la part des éditeurs autour d'un plus petit dénominateur commun (et caricatural), à savoir les récits de romance.
curieux de voir ce qu'il en était vraiment au-delà des perceptions des un.e.s et des autres, je me suis (re)plongé dans les chiffres que j'ai utilisés pour le Panorama de la Bande Dessinée publié par @leCNL (centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/p…).
premier point: pour des raisons de cohérence dans la comparaison entre les titres, je me suis limité aux ventes entre 2010 et 2020 -- l'année 2021 n'est pas encore terminée, et les chiffres historiques à ma disposition ne concernent que des ventes par année complète.
quels sont ces chiffres? petit point méthodologique avant de me lancer dans l'analyse.
côté ventes, ce sont les chiffres produits par GfK -- seuls chiffres à disposition pour l'industrie, disponibles sur abonnement (cher) pour les professionnels. ce sont des ventes "sortie de caisse", pour la France métropolitaine.
sur la question de la validité et des limites de ces chiffres, je vous renvoie aux annexes du Panorama de la Bande Dessinée (cf. le lien plus haut). il suffit de rappeler que ce sont aujourd'hui les données de références pour l'ensemble de l'édition.
côté production et sorties, comme pour le Panorama, je pars sur un listing résultant du croisement entre les données Dilicom (outil de commande destiné aux libraires) et GfK, afin d'écarter les références non pertinentes.
comprendre par là qu'il y a dans Dilicom tout un tas de références destinées aux libraires, de la PLV aux coffrets de 25 livres pour présentoir en passant par les porte-clés bonus, ce qui ne nous intéresse pas ici.
la question cruciale par rapport à ces données, c'est la manière dont les titres sont répartis entre les différents genres, sachant que le processus est un peu une boîte noire.
l'outil destiné aux libraires est rempli par les éditeurs, qui font "au mieux" par rapport aux options qui leur sont proposées (pas de catégorie "josei", par exemple) mais aussi par rapport aux pratiques du marché.
c'est particulièrement important pour le manga, parce que la France et le Japon sont différents culturellement, par exemple sur le rapport à la violence ou au sexe dans les œuvres de fiction.
il faut d'ailleurs souligner que cette différence est probablement à l'origine du succès du manga en France, le manga osant aborder certains sujets que la tradition franco-belge ne mentionnait que du bout des lèvres.
pour aller vite, cette tradition doit tant aux origines très catholiques de certains éditeurs qu'au contexte juridique mis en place par la loi de juillet 1949 sur les publications pour la jeunesse.
cette différence explique aussi l'accueil initial qui a pu être fait aux productions japonaises, cf. les écrits de Ségolène Royal ou de Pascal Lardellier avec son texte apocalyptique dans Le Monde Diplo en 1996.
mais pour revenir à ces histoires de classification, je suppose que la classification de GfK s'appuie sur celle de Dilicom (je leur poserai la question lorsque j'en aurai l'occasion, mais pas sûr qu'ils y répondent), avec quelques ajustements.
histoire de voir dans quelle mesure cette classification impacte la vision économique du shôjo manga en France, je me suis appuyé sur un export fournis par les gens de @manga_news (un immense merci à eux).
cet export m'a permis de réindexer l'ensemble des titres shôjo et josei avec leurs "véritables" attribution et donc d'identifier les affectations qui ne correspondent pas au choix japonais initial.
premier constat, sur l'évaluation de la production: il y a quasiment autant de titres shôjo classés ailleurs (425) que de titres non-shôjo classés en shôjo (479) sur 2010-2020, sachant que GfK estime à 4035 le nombre de références shôjo pour la période.
cette situation est assez stable année après année, les titres shôjo classés ailleurs se répartissant équitablement entre le shônen (205) et le seinen (199), avec une poignée en érotique (15) ou autres (6).
la réindexation ne change donc pas l'évolution générale du nombre de sorties sur 2010-2020: progression sur 2010-2012, puis recul progressif, avec une production 2020 quasiment divisée par deux par rapport à 2012.
dans le détail par éditeurs, plusieurs acteurs semblent avoir un rôle prépondérant dans ce recul: Delcourt-Soleil en premier lieu, mais aussi Kaze, Panini et Glénat dans une moindre mesure.
Delcourt-Soleil est clairement positionné sur le segment shôjo, avec près d'un tiers (31%) des sorties sur 2010-2020. sur 2010-2015, on est autour de 130 sorties annuelles, passant à 90 sur 2016-2019 et tombant à 53 pour 2020.
pour Kaze, Panini et Glénat (qui représentent ensemble environ 20% des sorties), on observe une évolution comparable, avec un ralentissement marqué autour de 2015, et un sérieux coup de frein en 2020.
la production cumulée du trio passe ainsi de 90 titres annuels sur 2010-2015, pour arriver à à peine 28 en 2020. si on rajoute Delcourt-Soleil, on passe de 220 sorties annuelles sur 2010-2015 à 81 en 2020, soit -63%. ouch.
passons maintenant aux ventes, avec un deuxième constat: avec sa classification approximative, GfK surestime le poids du segment shôjo (du moins au sein des tops 5000 annuels à ma disposition).
le principal fautif de cette surestimation est Chi, une vie de chat, titre classé en "kodomo" au Japon mais en "shôjo" en France, qui se trouve être aussi la meilleure vente du segment sur 2010-2020, et de très loin (10% des ventes totales).
au sein des 40 séries les plus vendeuses en shôjo selon GfK (qui contrôlent 40% des ventes du segment), on ne compte que trois "mal classées": Chi, une vie de chat (#1), L'Attaque des Titans - Birth of Livai (#18) et Amour Sucré (#20).
(point méthodologique: Amour Sucré n'étant pas une création japonaise, il est normal qu'il soit considéré comme "mal classé", car techniquement pas un "shôjo" d'origine)
si l'on fait abstraction de Chi, une vie de chat, les ventes des titres mal classés s'équilibrent: en gros, les titres mal classés en shôjo compensent peu ou prou les ventes des shôjo mal classés, pour une évolution globale inchangée sur la décennie.
rappelons que l'évolution des ventes en volume est nettement orientée à la baisse, les ventes annuelles du segment shôjo étant divisées par 4 entre 2010 et 2020 (sur la base des titres figurant dans les tops 5000 annuels)
la réindexation des titres (y compris des titres historiques sortis avant 2010) ne change rien à la tendance générale, mais révèle de manière plus marquée la contraction du segment en 2013.
la comparaison des deux courbes (production vs. ventes) permet d'écarter l'idée d'un désengagement des éditeurs qui entraînerait l'effondrement du segment: le nombre de nouveautés montre ainsi une stabilité plus importante jusqu'en 2018.
il y a donc bien une contraction du segment qui va encourager les éditeurs à revoir leur position. les quatre éditeurs cités plus haut (Delcourt-Soleil, Kaze, Panini et Glénat) ont ainsi donné un coup de frein en 2015, soit deux ans plus tard.
dernier aspect sur lequel je me suis penché: la performance des nouvelles séries shôjo lancées durant la période 2010-2020 (341 selon GfK, 301 en réindexant), qui donne le graphique ci-dessous. (l'axe horizontal indique la semaine de sortie)
pour être honnête, l'analyse ne révèle rien d'évident: on note un plafond de verre autour de 5000 exemplaires, que peu de séries dépassent -- les "cartons" se situant autour de 10 000-12 000 exemplaires vendus au 31 décembre de l'année de lancement.
l'exception (qui confirme la règle?) est L'Attaque des Titans - Birth of Livai, dont le classement en seinen me semble assez logique, et cohérent avec le choix de ne pas classer la série originelle en shônen.
mais en dehors de ce cas particulier, les succès shôjo non estampillés comme tels sont peu nombreux (4), et contrebalancés par les succès shôjo qui n'en sont originellement pas (3), complétant une douzaine de succès shôjo bien classés.
cependant, c'est là que le bât blesse pour certains: ces succès non attribués au shôjo, auxquels il faudra rajouter Banana Fish et Tomie au vu des premiers échos sur leurs ventes, sont autant de chances en moins pour établir la richesse du genre.
sur le top 1000 manga pour 2010-2020 à ma disposition, avant réindexation, je compte en gros 810 shônen / 40 shôjo / 150 seinen. pour info, la meilleure vente shôjo est le premier tome de Kilari, classé... environ 530e.
après réindexation, voici comment les choses se répartissent: 820 shônen / 30 shôjo / 100 seinen / 40 kodomo -- ce qui montre que les problèmes de classification ne touchent pas que les shôjo.
déjà, la classification utilisée par GfK est moins "riche" que celle de Manga-News, avec le josei immanquablement affecté au shôjo, et les titres kodomo généralement affectés au shônen.
en regardant dans le détail ce top 1000, on observe que 8 séries shônen et 1 série shôjo au Japon sont classées en seinen en France.
soit shônen classé en seinen: Area D, L'Attaque des Titans, L'Attaque des Titans - Before the Fall, Darwin's Game, Doubt, Fire Punch, Judge, Moriarty. et shôjo classé en seinen: L'Attaque des Titans - Birth of Livai.
à noter qu'à l'inverse, il y a quelques seinen classés en seinen: All you need is kill, Blood Lad et Your Name. il n'y a donc rien de systématique.
mais j'ai le sentiment que la logique qui préside à ces choix chez les éditeurs touche au contenu des œuvres, par rapport à une vision de shônen / shôjo comme étant principalement destinés à la jeunesse.
au Japon, la classification "opérationnelle" que l'on trouve en librairie s'articule bien autour de la séparation shônen/shôjo/seinen, mais avec une subdivision supplémentaire par revue de prépublication.
les graphiques ci-dessous montrent bien l'importance de cette subdivision, avec shônen et shôjo qui ne sont des blocs monolithiques, mais une succession/superposition de propositions très différentes.
L'Attaque des Titans paraît ainsi au Japon dans Bessatsu Shônen Magazine. Mais selon la fiche média de Kôdansha [ad.kodansha.net/detail/44/], à peine 10% des lecteurs de la revue ont moins de 20 ans.
en comparaison, le profil des lecteurs de Shûkan Shônen Jump [cf. adnavi.shueisha.co.jp/wp-content/upl…] est beaucoup plus jeune, puisque 47% d'entre eux ont moins de 18 ans.
dans le cas de l'Attaque des Titans, on peut clairement remettre en question la classification japonaise, qui apparaît comme moins cohérente que le choix français.
en France, j'ai le sentiment que l'organisation "opérationnelle" des librairies fonctionne principalement sur une séparation entre jeunesse et adulte, et une focalisation par série.
les catégories éditoriales selon GfK (SHONEN/SHOJO/SEINEN/ect.) ne sont pas véritablement matérialisées sur le lieu de vente, et on peut donc s'interroger de savoir si elles ont une réelle existence pour le grand public acheteur de manga.
bref, pas de réponse définitive à la question à l'origine de ce thread, mais je l'espère, une vision plus claire de la réalité du marché.
deux corrections, suites aux remarques qui m'ont été faites: Chi, une vie de chat est au Japon un seinen, classé en "kids" par Glénat et en shôjo par GfK. à part mes considérations sur la répartition des genres au sein du top 1000, ça n'impacte pas le reste de l'analyse.
par ailleurs, Banana Fish est listé comme"shôjo" sur le site de Panini, mais classé comme seinen chez GfK. à mon sens, sur la base de "manga adulte = seinen".
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beaucoup de choses me viennent à l'esprit au moment du café en lisant cet article sur la question parfois épineuse de la réédition de certains titres de manga.
tout d'abord, le fait que cette pratique est monnaie courante dans l'édition, même si elle prend une tournure particulière dans le cadre de l'édition de manga, qui est de l'achat de droits.
du fait que ce soit de l'achat de droits, l'exploitation commerciale des mangas s'arrête de manière plus abrupte à la fin du contrat passé entre l'éditeur français et son partenaire japonais. d'où les annonces d'arrêts de commercialisation relayées sur certains sites.
petit thread matinal pour revenir sur ce que j'ai pu poster hier, alors que je regardais le webinaire organisé autour du 8e baromètre des relations auteurs/éditeurs (cf. scam.fr/Actualit%C3%A9…).
une question est revenue au cours de ces échanges, portant sur les à-valoirs, avec pas mal d'imprécisions autour de ce que cela représente, notamment de la part de Vincent Montagne (président du SNE).
ainsi, le système actuel repose sur le principe des à-valoirs: l'éditeur avance à l'auteur une partie des droits d'auteur que l'exploitation de l'oeuvre devrait rapporter. et lorsque l'oeuvre en question est publiée, l'éditeur se rembourse sur les premières ventes.
bon, je me rends compte que je n'ai pas très été actif ces derniers temps, que ce soit ici ou sur @_du9_, qui connaît une nouvelle période de sommeil. j'ai même raté deux Vues Ephémères à la suite, c'est dire.
il y a plusieurs raisons à cela, dont la vie en temps de pandémie, pas mal d'engagements ces derniers mois qui m'ont pas mal pris d'énergie, le décalage d'Angoulême (parce que je suis ce que les anglophones appellent "a creature of habit"), etc.
j'ai aussi commencé à travailler sur un gros truc dont je reparlerai en juin, mais qui m'enthousiasme pas mal. mais l'un dans l'autre, les journées n'ont que 24 heures, et j'ai régulièrement du mal à tout gérer de front.
toujours fasciné de voir que dans les discussions autour des relations entre auteurs et éditeurs, on place quasiment systématiquement sur le même plan la prise de risque des uns et des autres, alors qu'elles n'ont rien à voir.
je note également que l'on semble implicitement faire porter la responsabilité des à-valoirs non remboursés sur les auteurs. alors qu'en réalité, cela traduirait plutôt une mauvaise gestion de la part des éditeurs.
à moins que l'on soit sur un modèle différent (puisque les éditeurs semblent y trouver leur compte, sinon, ils le changeraient), auquel cas ce serait bien de le reconnaître.
Ce matin, @LeCNL et @IpsosFrance ont publié les résultats d'une étude intitulée "Les Français et la BD". L'annonce était initialement prévue pour le Salon du Livre en mars, et puis le COVID est passé par là.
Avant de me lancer dans le commentaire de ces résultats, je dois préciser que j'ai fait partie du comité de pilotage de l'étude dans sa dernière ligne droite, ayant été invité au moment de la finalisation du questionnaire.
C'est la première étude de cette ampleur depuis celle réalisée par TMO Régions pour la BPI le DEPS en 2011, et dont les résultats sont disponibles ici: neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubri…
Dimanche matin, je devrais plutôt essayer d'écrire un texte pour annoncer la mise en vacances de @_du9_, mais voilà que tout le monde parle de lefigaro.fr/bd/enquete-sur… et que je ressens le besoin d'apporter mon commentaire.
Petit préambule, que les choses soient claires: je ne défends pas la pratique du scantrad, et je respecte le travail que font les éditeurs.
Par contre, je suis convaincu qu'il est essentiel d'avoir une vision la plus précise possible de la réalité des choses pour pouvoir prétendre y apporter une solution adaptée et efficace.