Thread by @GregPogorzelski

Et donc y'a un truc fascinant avec WATCHMEN le film : quand Moore écrit la bédé, c'est un anar convaincu. Il voit dans une déconstruction des superhéros l'occasion -- entre autres -- de démolir l'idée des Grands Hommes. >

> C'est-à-dire l'idée que les choses se passent parce qu'à certains moments de l'Histoire surviennent des individus d'exception, avec le caractère et les capacités à régler un problème que personne n'arrive à résoudre >

> Moore, lui, en bon anar, pense que les forces multiples qui font pression sur nos vies déterminent en partie qui nous sommes et ce que nous faisons, et que donc ces Grrrands Hommes sont surtout le produit de l'Histoire, pas ses initiateurs >

> et quand vingt piges plus tard Snyder adapte la bédé, il se passe un truc magique.

Graphiquement, en surface, tout est tellement pareil. Mais les quelques changements de Snyder, libertarien, individualiste et, oui, souscrivant à 200% aux Grands Hommes, font un gros effet. >

> Snyder arrive à prendre ce récit et à le tordre, en changeant quelques détails, en ODE aux grands hommes. Comédien n'est plus un fasciste qui a le bol d'être en accord avec le zeitgeist. C'est maintenant un homme à poigne qui prend les décisions douloureuses mais nécessaires. >

> La croisade de Dan n'est plus une course désespérée pour regagner une virilité fantoche, qu'il abandonne pour se mettre littéralement à nu face à la femme qu'il aime. C'est maintenant son arc narratif au premier degré où à la fin il récupère des gros biscotos et un zizitoudur >

> Les bastons ne sont plus des instantanés brutaux et douloureux, ambigus, où t'es content pour les héros mais t'as mal pour leurs victimes, c'est maintenant des super-chorégraphies qui durent des plombes, bien esthétisantes, t'as envie de coller des pains pareils >

> Rorchach n'est plus un bully pathétique dont la violence est la langue maternelle et qui est irrécupérable, c'est maintenant la figure héroïque qu'un certain lectorat un peu gluglu avait vu dans la bédé, au grand dam de Moore qui comprenait pas trop ce qui se passait >

> Le Spectre n'est plus un personnage.

Du tout.

Fini. >

> Et Ozymandias n'est plus un mégalomane au cerveau complètement crâmé, persuadé que sa victoire est bonne PARCE QUE il a dû "sacrifier" des gens (mais jamais lui-même) et dont le récit clôt le bec. Non, Ozymandias est le vrai héros du film. >

> Là ou Moore montre aux héros un mur de journaux télévisés tous différents, faisant comprendre que le monde se met d'accord tout seul, Snyder montre un mur de Richard Nixon qui explique à la planète entière ce qui va se passer à partir de maintenant >

> Et je ne pense pas que Snyder l'a fait exprès pour pervertir le récit. Je pense que Snyder pense que c'est le sens du récit, que son interprétation rend son film plus direct et plus impactant mais au final raconte la même chose que la bédé >

Et je trouve l'écart entre les deux oeuvres, malgré toutes leurs ressemblances, totalement fascinant.

Ca prouve que tu peux rendre ton adaptation 99% isomorphe au matériau de base mais le sens du truc peut quand même partir en totale sucette.

En fait, WATCHMEN le film, c'est l'adaptation de la bédé par les deux types du New Frontiersman

Je trouve pas que ça soit un /mauvais/ film. C'est pas du Neil Breen, non plus. C'est compétent, c'est rythmé malgré sa longueur, la photo et la compo sont hann, le casting cinq étoiles fait de l'excellent taf, tout ça.

C'est juste pas du TOUT ce que j'attendais du truc.

C'est juste que le sens que Synder donne au récit est tellement pas celui que Moore donnait, mais c'est légitime comme démarche d'adaptation. Ed Neuemeyer et Paul Verhoeven ont eu exactement la même démarche quand ils ont adapté STARSHIP TROOPERS à l'écran.

Et du coup, je comprends les fans d'Henlein qui se sont sentis volés en payant leurs places pour STARSHIP TROOPERS, même si je considère le film comme un sale chef d'oeuvre comme seul hollywood peut nous en offrir sur un malentendu.

Tiens y'a un truc qui me revient : quand Moore accouche de Watchnmen, y'a un contexte pour ça. Le comic-book se cherche et essaie de montrer qu'il peut parler de trucs sérieux et on propose à Moore de reprendre des superhéros connus, c'est pour ça qu'il imagine Watchmen la bédé

Et Moore étant qui il est, il a pas envie de prêter le flanc à un public qu'en bon anar européen, il trouve un peu disons facho. D'où son idée de déconstruire des personnages déjà un peu malsains -- The Question, Peacemaker, etc de chez Charlton Comics.

Moore écrit un comics pour les gens qui lisent déjà des comics de superhéros. Sa bédé est un commentaire sur le genre "superhéros", son histoire, la place des idées qu'il colporte dans le vrai monde au moment de la sortie du livre.

Snyder lui - il le raconte volontiers en interview - découvre Watchmen la bédé alors qu'il est TOTALEMENT pas intéressé par les superhéros. Il lit Watchmen comme la bédé de superhéros pour les gens qui n'aiment pas les superhéros

C'est à dire l'opposé du public prévu par Moore

Snyder ne lit pas Watchmen comme un prisme à travers lequel interpréter le genre. Il le lit comme un objet en soi. Il ne voit pas les personnages comme des critiques des grands archétypes du genre. Il les voit comme ces archétypes rendus prégnants, intéressants pour la 1e fois

Et c'est normal : Moore (et Gibbons -- son trait, son oeil sont aussi importants que les mots de Moore) n'a pas écrit QUE une critique. C'est aussi un vrai récit, avec des persos qui sont certes des références mais AUSSI des persos en dur, avec une personnalité, une direction

Du coup Snyder rate la moitié du sens du récit. Je pense qu'il ne voit qu'une suite d'aventures de vigilantes couillus, sans comprendre que ce qui lui plaît, ce qui rend le genre palpable pour lui, c'est justement ce dont Moore se méfie.

Je pense que l'écart vient de là.

Enfin bref tout ça pour dire que les opinions politiques et philosophiques d'un auteur peuvent être séparées de son oeuvre j'y crois pas trop

mais genre même quand tu fais pas exprès