Thread by @JulesGrandin

🇫🇷⛰️🇮🇹 Où se trouve la frontière entre la France et l'Italie ? Pas le genre de questions qu'on se pose tous les jours.

Pourtant, vers le Mont-Blanc, ça coince.

Histoire d'un litige frontalier franco-italien, né de la volonté des deux pays à s'approprier le toit de l'Europe ⬇️

En fait, les Français et les Italiens choisissent chacun de se référer à un traité différent. Celui de Paris en 1796, ou celui de Turin en 1860. Mais alors qui a bon, qui a faux, qui a raison, qui a tort ?

Pour le savoir, revenons quelques siècles en arrière 🔙

Pendant pas mal de temps, le problème de la frontière entre la France et l'Italie dans les Alpes ne se pose pas pour une simple et bonne raison : elle n'existe pas. Duché de Savoie, puis Etats de Savoie (sous l'autorité du Royaume de Sardaigne) forment un ensemble indépendant.

A la toute fin du XVIII siècle, la France a fait sa Révolution et s'attache désormais à être en guerre un peu partout à ses frontières.

En septembre 1792, l'armée du général Montesquiou envahit le duché de Savoie, qui est rattaché à la France à peine deux mois plus tard

On crée alors officiellement « Département du Mont-Blanc » dont les frontières, calquées sur celles du duché de Savoie, correspondent aux département actuels de la Savoie et de la Haute-Savoie.

Sur cette carte de 1792 créée par le citoyen J.B Raymond, on voit bien notre Mont-Blanc aux limites orientales de la carte, juste à côté du Duché d'Aoste, dans le district de Cluses

gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv…

Le Mont-Blanc, qui vient à peine d'être escaladé pour la première fois quelques années plus tôt en 1786, figure même en légende technique, avec sa hauteur (en toises et en mètres)

A ce stade de l'histoire ça n'est au final qu'une annexion.

Mais en 1796, par le traité de Paris, le roi de Sardaigne Victor-Amédée III cède officiellement à la France le duché de Savoie, ainsi que d'autres territoires (comme le comté de Nice par exemple)

Jusque là, c'est assez clair : la montagne est française, après avoir été savoyarde.

Sauf que P A F, quelques années plus tard en 1815 voilà Waterloo qui pointe le bout de sa morne plaine, le Premier Empire disparaît et avec lui pas mal de territoires français, dont la Savoie, qui est rendue au royaume de Piémont-Sardaigne

On entre dans une période où le Mont-Blanc est donc sarde. Soyez gentils de l'appeler par son nouveau nom : le Monte Bianco. Ca dure un petit temps, jusqu'en 1860 pour être précis

EN EFFET, au milieu du XIXe Victor-Emmanuel II cherche à unifier l'Italie et c'est pas une partie de plaisir, notamment parce que les Autrichiens ne sont pas chauds-chauds. Il a besoin de soutiens militaires et reçoit l'aide, assez décisive, de Napoléon III

Grâce à ce soutien militaire français les Autrichiens sont battus, notamment sur la ligne 12 à Solferino et sur le RER E à Magenta.

Sauf que l'aide de Napoléon III et ben c'était p a s g r a t u i t, vous vous en doutez. Et devinez ce qu'il veut en échange ?

Le comté de Nice et la Savoie, vous l'avez deviné. Ce qu'il obtient en 1860 par le traité de Turin.

Il faut fixer de nouveau la frontière entre la France et l'Italie, ce qui est fait, toujours à Turin le 7 mars 1861 lors de la « Convention de délimitation des frontières »

J'ai retrouvé ce texte sur Gallica dans le tome 8 du « Recueil des traités de la France » à la page 186 (c'était précisé sur Wikipedia, je n'ai pas eu besoin de chercher beaucoup !).

Il est écrit que la frontière « suivra la limite actuelle entre le Duché de Savoie et le Piémont » (sauf quelques modifications qui ne concernent pas le Mont-Blanc)

gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt…

Cette frontière, quelle est-elle ? Une carte était annexée à la convention de délimitation de Turin, mais elle n'est pas reproduite sur Gallica.

En revanche, on sait où passait la frontière à l'époque : pile sur la ligne de crête, donc au sommet du Mont-Blanc.

C'est pas vraiment pour ça que les Français vont choisir de faire passer la frontière à cet endroit pour la simple et bonne raison qu'ils n'en ont pas vraiment envie L O L

Lorsqu'ils envoient le capitaine Jean-Joseph Mieulet en mission cartographique dans les Alpes pour dresser la carte d'Etat-Major de la zone en 1865, le Mont-Blanc se retrouve COMME PAR MAGIE du côté français, la frontière faisant un crochet tranquillou pour que ça soit le cas

Profitez-en pour admirer la beauté de ces lignes de crêtes et de ces courbes de niveau, c'est juste du miel pour les yeux ça ⬆️🍯

Mieulet justifie son choix par le fait que le sommet du Mont-Blanc a une forme caractéristique et que ça met le point culminant du côté français MAIS BON.

Dans le même temps les Italiens, eux, respectent ce qui a été dit dans le traité et on se retrouve donc avec deux frontières

Depuis la carte de Mieulet en 1865, les cartes françaises reprennent donc son petit crochet bien pratique et mettent le Mont-Blanc en France. Les cartes italiennes le séparent en 2 par la ligne de crête. C'est toujours le cas aujourd'hui.

Et voilà comment la France revendique aujourd'hui la totalité du Mont-Blanc, alors que l'Italie en revendique la moitié. Les deux pays ne se sont jamais mis d'accord et le conflit refait surface épisodiquement

En 1988, une « commission mixte franco-italienne » se réunit pour évoquer le souci, mais se borne surtout à le constater et à se dédouaner de toute implication en faisant remonter le problème aux ministères des affaires étrangères de la France et de l'Italie

Le ministre italien de l'époque Lamberto Dini, pragmatique, déclarera à ce sujet que « personne ne souhaite faire de ce problème une dispute territoriale anachronique »

A ce jour, on ne sait toujours pas la nationalité qu'aurait un enfant né pile au sommet du Mont-Blanc... ce qui a, convenons-en, fort peu de chances de se passer. Mais quand même.

Et l'histoire n'est pas terminée car en 2004, une expédition du CNRS identifie le sommet rocheux (et donc véritable) du Mont-Blanc 40 mètres + à l'ouest de son sommet neigeux

alpes.cnrs.fr/UserFiles/File…

Il n'est donc même pas sûr que la frontière du traité de Turin passe par le bon sommet. On n'est donc pas sortis de l'auberge... qu'elle soit française ou italienne !

Pour écrire ce fil, j'ai utilisé une bonne dose de Gallica et une grande rasade de Wikipedia (fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_…), mais surtout un bon kilo d'un ouvrage dont je vous ai déjà pas mal parlé : « Le Mont-Blanc n'est pas en France », d'Olivier Marchon

Il s'agit d'une collection d'anecdotes géographiques, et j'ai trouvé la plupart de mes sources dans le chapitre qui donne son nom à cet ouvrage passionnant

Et voilà ! Si ça vous a plu, sachez que je raconte pas mal d'histoires cartographiques sur le site Internet twitter point com, et que vous pouvez les retrouver ici ⬇️ ⬇️ ⬇️

https://twitter.com/JulesGrandin/status/1006920004837826561