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Le management n'est-il qu'un discours de justification morale du capitalisme contemporain ? C'est la thèse de Boltanski & Chiapello, dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999). #ThreadDuVendredi
Au début du XXe siècle, Max Weber s'était penché sur "l'esprit du capitalisme", c'est-à-dire sur les justifications morales de l'accumulation du capital, au moment où celle-ci devient un comportement normal, et non plus condamnable. Il accorde une place centrale au protestantisme
qui permet de justifier (dans sa version calviniste et puritaine) la poursuite de son intérêt pécuniaire. Les premières justifications morales du capitalisme puisent donc dans la religion.
Albert Hirschmann (1980) a pour sa part décrit la manière dont la philosophie morale du XVIIIe siècle a donné une place centrale aux intérêts dans les conduites humaines, en lieu et place des passions. Et si "l'intérêt gouverne le monde" devient la maxime de ces écrivains,
c'est parce qu'ils enseignent à leurs lecteurs qu'il faut en finir avec le règne désordonné des passions contraires - la morale de l'aristocratie - et poursuivre rationnellement son intérêt matériel. La morale bourgeoise, individualiste et rationaliste, naît à ce moment.
Dans la continuité de ces auteurs, Luc Boltanski et Eve Chiapello montrent que le capitalisme, quel qu'en soient les formes historiques, a toujours besoin d'être accompagné par des discours de justification morale (et politique).
Qu'est-ce, en effet, que ce régime de production dans lequel une partie de la population s'arroge le droit de propriété des ressources productives en contraignant la plus grande part de la population à se salarier ? Un pur scandale, s'il ne trouve pas à se justifier.
Deux types de justification existent. 1. Le Kisme produit des résultats : de la productivité, de la croissance, de la prospérité certes inégale mais de + en + grande pour une large population. 2. Le Kisme est vertueux et bon par nature. Plus difficile à soutenir...
... à moins de prendre en compte les discours qu'étudiaient Weber et Hirschmann. Cela dit, Boltanski et Chiapello remarquent que, d'une époque à l'autre, ce type de discours évolue grandement.
Ils en tirent l'idée que ce que Weber appelait "esprit du capitalisme" au singulier n'est qu'une forme parmi d'autres de justification, obsolète dès le XXe siècle. C'est celle que mobilise la bourgeoisie conquérante du XIXe, en réalité :
Travaillez, épargnez, soyez humbles et responsables, "enrichissez-vous", comme disait Guizot, et vous démontrerez que vous remplissez une fonction sociale très respectable, et même essentielle à la marche de la civilisation.
Mais cet esprit du capitalisme bourgeois a pris un sale coup en 1929, et ensuite : les fortunes éclatantes des grandes familles bourgeoises sont à la fois contestées, et de fait, ruinées par la Grande dépression. Il faut inventer une nouvelle forme de Kisme, et de nouveaux
discours de justification. Ce sera le "compromis fordiste" (Boyer, 1976), et le "2e esprit du Kisme" (Boltanski et Chiapello) : celui de la technocratie, des grandes entreprises industrielles peuplées d'ingénieurs et d'organisateurs, qui fabriquent de nouveau de la croissance
et justifient leur existence par leur capacité à organiser rationnellement la production. Cet esprit-là est profondément lié à l'essor de la bureaucratie, de la division du travail, du taylorisme (où exécutants et concepteurs sont nettement différenciés). Mais...
... ce régime entre aussi en crise, dans les 1970's : productivité qui ralentit, inflation, contestation de toutes parts de la bureaucratie et du travail aliénant. Deux types de critique se font (de nouveau) jour : la critique sociale et la critique artiste.
Critique sociale : les salaires sont trop bas, les horaires sont trop longs, bref, critique prise en charge par des mouvements syndicaux. Critique artiste : le travail en régime capitaliste est aliénant, la publicité envahit tout, la pollution dévaste le monde, bref,
une critique nettement plus portée par les "nouveaux mouvements sociaux" et par des écrivains, des cinéastes, des philosophes. Or, le Kisme répond à ces 2 critiques non pas en se raidissant contre elles, mais en les intégrant.
On augmente les salaires en mai 68. Mais surtout, on répond à la critique artiste : oui - disent les directions d'entreprise - il faut en finir avec la bureaucratie, produire mieux, donner + d'autonomie et de polyvalence aux travailleurs.
Où observe-t-on le mieux ce revirement des discours d'accompagnement du Kisme ? Dans les ouvrages et les revues de management, à destination des dirigeants d'entreprise. Publiés par des chercheurs, des consultants, des patrons d'entreprise,
qui parlent à leurs semblables un langage nouveau : pour remobiliser les travailleurs, il faut de l'horizontalité, des réseaux, des opportunités de carrière, tout le contraire des vieilles bureaucraties tayloristes. La "culture d'entreprise" doit changer du tout au tout.
Les travailleurs de ce nouveau capitalisme réticulaire et entrepreneurial vont justement devenir des entrepreneurs de leur propre carrière, mobiles et soucieux de leur K humain, disent les gourous du management. Il faut s'adapter, en finir avec les vieilles formes d'organisation.
Chacun doit pouvoir développer ses compétences et gagner en mobilité. Bref, sur le papier, c'est une révolution managériale que décrivent ces auteurs. Le corpus de Boltanski & Chiapello date des années 1980-90, mais les discours en question sont encore très répandus
dans les entreprises des années 2000 et 2010. Qu'en conclure ? (il est temps) 1. Que la littérature en management a pris le pas, au XXe siècle, sur les autres formes de justification morales du Kisme. Mais il s'agit bien de morale.
2. Que ces discours, tout neufs voire révolutionnaires dans les années 1980, continuent à circuler sous la forme d'évidences partagées par les producteurs de discours managérial. L'horizontalité, "ne plus travailler en silos", des organisations + flexibles, le réseau comme
forme paradigmatique de l'entreprise modernisée : on trouve ça dans des rapports de modernisation des entreprises publiques en 1982, aussi bien que chez Google en 2020. Rien de bien neuf, au total. D'où la grande valeur de cet ouvrage paru il y a 20 ans maintenant. #Fin
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