Il y a des dossiers plus faciles à juger que d'autres.
Celui-là n'en faisait pas partie.
Je me souviens des larmes, tellement de larmes.
Même moi, j'ai lutté pour ne pas en verser, me mordant régulièrement l'intérieur des joues quand je sentais l'émotion me gagner.
A la barre, il y avait Claire, la trentaine, infirmière.
Une douceur qui se dégageait de ses traits mais une voix heurtée de sanglots.
Elle avait une jolie vie jusque là, elle se disait heureuse, son compagnon, ses enfants. Les tracas du quotidien évidemment, mais rien d'autre.
Elle a été forte Claire, pour raconter son histoire au tribunal, malgré les pleurs, les siens mais surtout ceux des autres à quelques mètres d'elle.
Il n'y avait pas un bruit dans la salle, juste des sanglots de part et d'autres.
Elle avait quitté sa dernière patiente, après une journée bien remplie de visites à domicile.
Elle avait repris le volant de sa voiture pour rentrer chez elle, en s'arrêtant chez la nounou récupérer son fils de 2 ans.
Elle connaissait bien la route, elle la faisait ts les jours.
Arrêtée au stop, elle avait regardé à droite et à gauche avant de s'engager. Mais elle avait reçu un texto. Elle avait profité d'être encore arrêtée pour le lire, c'était son compagnon qui lui disait qu'il avait hâte de la retrouver ce soir.
Claire avait souri. Et démarré.
La tête dans ses pensées, elle n'avait pas regardé à nouveau, elle n'avait pas vu la petite Twingo qui arrivait.
Pour quelques secondes d'imprudence, tout a basculé.
La vie de Claire a brutalement bifurqué dans un autre univers.
Et elle a entrainé avec elle plusieurs autres vies.
Après Claire, c'est un homme qui a pris la parole, en pleurant également.
Luc a parlé pour lui et pour sa femme, qui est assise à côté mais dont la souffrance la rend incapable de tenir debout.
Il n'était pas dans la voiture, c'était sa femme qui conduisait.
Il relate le téléphone qui sonne, le policier au bout du fil, l'annonce de l'accident, et le monde qui s'écroule.
Sa vie, celle de sa femme, qui bifurquent dans un autre univers.
Et celle de leur fille de 6 ans, qui s'est arrêtée brutalement.
Les avocats sont là, dieu merci ils sont là, pour soutenir leur client, aussi bien physiquement que moralement.
Luc et sa femme sont détruits.
Claire aussi.
Elle n'a pas perdu son enfant, elle a causé la mort de celui d'autres.
Le poids de sa culpabilité l'écrase, elle chancelle à la barre. Elle pleure tellement, elle demande pardon mille fois à Luc et sa femme.
Et Luc, encore debout à côté d'elle, aura ce geste magnifique de poser sa main sur la sienne, à la barre, pour la soutenir à son tour.
Lors d'une audience comme celle-ci, le jugement en tant que tel passe en second plan.
Je n'avais pas de question, le Parquet non plus, tout avait déjà été dit.
La peine prononcée reste accessoire.
Rien ne viendra réparer ce qui s'est passé, remettre les vies sur leurs rails.
Mais laisser chacun s'exprimer, raconter sa souffrance, entendre celle de l'autre, ce sont des moments précieux et j'espère utile pour permettre à chacun de commencer, très doucement, à tourner la page.
Et à tous les autres, moi y compris, de faire attention sur la route. De prendre conscience qu'il ne faut qu'une seconde pour que tout bascule.
Depuis cette audience, j'éteins systématiquement mon téléphone quand je conduit.
Et je repense souvent aux larmes de Luc et de Claire.
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Je risque de plomber un peu l'ambiance mais je voulais évoquer quelque chose que côtoie très souvent le magistrat, notamment au Parquet : la mort.
Ça fait d'ailleurs partie des raisons qui m'ont fait passer au siège.
Pas la principale, mais quand même.
Avant d'être au Parquet, je n'imaginais pas que tant de gens mourraient, tout le temps, de manière "non naturelle".
Je ne parle pas des meurtres, heureusement assez rare.
Mais tout ce qui est suicide et accident.
Les suicides sont finalement assez tabous en France, on en parle assez peu et souvent uniquement sous l'angle professionnel (chez les policiers, les profs, les agriculteurs..).
Au Parquet, dès qu'une personne se suicide, on est forcément appelé par l'OPJ.
Pour continuer sur la problématique de la détention provisoire, un autre exemple, issue d'une affaire hélas assez banale.
Théo est jeune, il a 19 ans, il vit chez ses parents depuis qu'il est majeur, avant il était en institut médico-éducatif : établissement accueillant les
enfants souffrant de handicap mental. Car Théo a des problèmes psychiatriques pouvant le rendre violent, il gère très mal la frustration et peut être impulsif. Quand il prend son traitement, ça va, il est calme.
Mais il arrête souvent de le prendre car ça le rend tout mou.
Une fois majeur, fini l'IME pour Théo.
Et l'état des soins psychiatriques en France est tel qu'il n'y a pas de place pour Théo à l'hôpital ou dans des appartements thérapeutiques.
Alors Théo est revenu chez ses parents.
Lesquels sont des gens très bien, aimant, qui font tout ce
Tiens d'ailleurs, en parlant de l'instruction, je voudrais quand même rappeler certaines choses, surtout quand je vois les H et F politiques actuels renchérir sur le problème des agressions sexuelles, à faire des belles promesses aux victimes.
Les dossiers de viol et d'agressions sexuelles font très souvent l'objet d'une ouverture d'information judiciaire = saisine d'un juge d'instruction.
C'est obligatoire pour les viols (infraction criminelle).
Or, ça fait des années que les JI (com les autres magistrats d'ailleurs)
croulent sous les dossiers qui s'accumulent dans leur cabinet, avec pour conséquence des délais très longs et une attente insupportable pour les justiciables, victime comme suspect.
Moyenne de durée d'une instruction (entre saisine du JI et clôture instruction)= 32 mois en 2018.
Avant de repartir dans les threads + sérieux et + durs, une autre petite anecdote issue de l'instruction.
De l'art d'apprendre à se taire pour un juge d'instruction...
C'était une affaire de braquage à main armée dans une banque.
Vrais flingues, gros préjudice, ça partait aux Assises.
J'avais convoqué l'un des braqueurs pour un interrogatoire de CV.
Ça consiste à poser plein de questions au mis en examen sur sa vie, son enfance, sa famille, son parcours scolaire/professionnelle, ses relations intimes etc.
L'intérêt est d'en savoir + sur sa personnalité, d'avoir les bases pour enquêter de ce côté là.
Le JI pose donc plein de questions très personnelles.
Dans les affaires d'agressions sexuelles sur mineures, l'immense majorité des prévenus sont des hommes. Mais aujourd'hui je vais vous parler des femmes. De certaines femmes. De certaines mères. Quoi que je doute qu'elles méritent encore ce qualificatif.
Ces femmes qui prennent fait et cause pour leur mari, leur compagnon, le soutenant pour traiter leur propre fille de menteuse.
Celles qui, quand l'homme a reconnu l'existence des relations sexuelles avec sa fille/belle-fille, accusent leur enfant d'allumeuse, de provocatrice.
Celles qui considèrent leur fille comme une rivale dont elles deviennent jalouse parce que leur conjoint semble + attirée sexuellement par elle.
Celles qui obligent la justice à faire placer l'enfant dans un foyer car elles refusent que leur conjoint quitte le domicile.
Jeune JI à l'époque, je l'avais rencontré quand il était venu dans mon bureau, j'avais chargé sa brigade d'une commission rogatoire dans une affaire de cambriolages en série. La trentaine, le regard pétillant, un humour dévastateur. Je le revois me donnant du "Mme le juge" à
chaque phrase, un ton empreint de respect mais aussi d'un soupçon d'irréverence.
On est vite devenu amis, rien de plus mais rien de moins non plus.
A travers lui, j'ai découvert l'envers du décors, la vie d'un gendarme OPJ. Ce qu'il se passait une fois que j'avais envoyé ma CR.
Je programmais une interpellation, pour moi une date d'interrogatoire dans mon agenda, pour lui une opération pouvant mal tourner.
Je demandais une surveillance dans un dossier de stup, pour moi l'espoir d'obtenir des preuves, pour lui le stress de se faire repérer.