Cabinet d'instruction, un matin. J'ai bu 3 cafés et plaisanté avec mes collègues pour me donner du courage ; je sais que mon prochain interrogatoire va être pénible. Je reçois Lenny, mis en examen pour meurtre, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on ne s'apprécie guère.
Il est accusé d'avoir, de 3 coups de feu, tué 1 jeune homme dans une soirée. Le mobile est flou :officiellement, rivalité amoureuse : c'est ce qu'affirment les proches de la victime. Personnellement je pense qu'il s'agit d'1 règlement de comptes sur fond de trafic de stupéfiants.
Lenny ne m'aide pas beaucoup. La plupart du temps, il ne répond pas à mes questions. Il s'est affublé d'un surnom stupide le désignant comme le chef, disons le Boss, et puisque je m'obstine à ne pas en faire usage, il passe l'essentiel de mes interrogatoires à m'ignorer.
Il est très difficile de recueillir des témoignages mettant en cause Lenny, qui fait très peur autour de lui. Il a été interpellé après des mois de recherches par le service en charge des investigations sur commission rogatoire, alors qu'il commettait des violences avec arme.
Il s'agissait d'une arme de poing et la balistique a parlé : bingo, c'est le revolver d'où ont été tirées les balles retrouvées dans le corps de ma victime. En garde-à-vue Lenny conteste et s'insurge : cette arme il l'a trouvée en ville, abandonnée dans un coin.
Sa présence à la soirée au cours de laquelle s'est déroulé le drame?Coïncidence.Son contentieux avec la victime ?Mensonge, il ne la connaissait même pas.Les témoins décrivant ses menaces de mort sur la victime quelques jours avant?Foutaises!Ces témoins sont juste jaloux du Boss.
Il y a plusieurs témoins qui ont assisté aux coups de feu et qui ont fini par mettre en cause Lenny, une fois celui-ci placé en détention provisoire. Il balaye ces auditions d'un revers de main et quand il daigne prendre la parole en interrogatoire, il tourne en boucle...
C'est un complot, une machination, une mascarade de justice à laquelle j'accepte de prendre part en laissant un innocent injustement incarcéré...Lenny a d'ailleurs tenté de mettre lui même fin à cette injustice. Il s'est plaint en détention de divers symptômes assez inquiétants.
Il a été transporté à l'hôpital où, profitant d'un moment de flottement, il a pris la fuite, non sans avoir commis quelques violences sur l'escorte qui l'accompagnait. J'ai évidemment pesté -restons polis!- qu'un mis en examen aussi dangereux ait pu prendre la fuite.
Le procureur m'a saisie supplétivement de l'évasion et des violences aggravées. Quelques mois de cavale et de menaces envers les témoins qui l'ont mis en cause plus tard, Lenny a été interpellé, de nouveau armé, de manière très mouvementée par le service enquêteur...
Aujourd'hui je le reçois pour le mettre en examen pour les nouveaux faits dont j'ai été saisie. Je suis très tendue et dès son entrée je constate que lui aussi. "Ça y est t'es contente de toi??" braille-t-il dès ma porte franchie. Ah carrément, sans échauffement.
J'ai oublié de préciser que Lenny le Boss me tutoie et que son mode de communication habituel oscille entre l'aboiement et le cri. Je m'efforce de ne pas hausser le ton, sachant que ça aggraverait les choses. Elles s'aggravent quand même finalement.
Lenny est vexé de s'être fait attraper et a l'air manifestement décidé à partager sa mauvaise humeur avec tout le monde : il invective, râle, crie, s'agite... L'escorte, renforcée pour l'occasion, doit intervenir plusieurs fois alors qu'il jaillit de sa chaise.
Le très jeune avocat commis d'office de Lenny se fait tout petit dans sa chaise, qu'il a positionnée le plus loin possible de son client. Eugénie n'est pas très rassurée non plus. Je feins la plus parfaite sérénité : question d'orgueil (un peu) et de crédibilité (beaucoup),
Lenny n'aura pas le plaisir de me sentir déstabilisée par son show. Je profite de l'interrogatoire pour notifier au mis en examen et son conseil les conclusions de l'expertise psychiatrique reçue au cabinet pendant sa cavale... Impulsivité, estime de soi démesurée, dangerosité...
"Vous en pensez quoi Monsieur de ce que dit le psy?" Lenny lève les yeux au ciel. "Il est passé à côté, rien d'étonnant vu le guignol que vous m'avez envoyé, il posait que des questions débiles
- Et ce problème d'ego qu'il décrit?
- 0 problème, j'suis réaliste, c'est tout".
Je n'arrive à rien avec Lenny. Mais vraiment à rien. La notion même de dialogue est impossible. Je repense à l'audition de sa mère réalisée par les enquêteurs lors de son évasion ; elle avait alors très peur qu'il vienne se réfugier chez elle, elle était véritablement terrorisée.
Elle avait précisé que s'il venait, elle lui ouvrirait sa porte et attendrait que ça se passe et que non, elle n'appelerait pas la police, bien qu'elle pense que son fils serait "mieux en prison". "Vous ne savez pas de quoi il est capable" avait-elle conclu, fataliste.
C'est une petite dame fatiguée avant l'âge m'a indiqué le directeur d'enquête, qui travaille, a élevé ses quatre enfants seule dans un petit appartement. Seul Lenny lui a causé des problèmes, "depuis toujours" a-t-elle précisé.
Je mets Lenny en examen pour l'évasion & les infractions commises à l'occasion de celles-ci. Il refuse, comme d'habitude, de signer son procès-verbal. Ah aujourd'hui il est de meilleure composition, d'habitude il feint de vouloir le signer, le froisse en boule & le jette au sol.
J'explique à Lenny et à son conseil qu'au vu de son attitude, son positionnement concernant les faits et son évasion récente, je n'organiserai pas de reconstitution, et ce d'autant plus que tous les témoins ont fait savoir qu'ils refuseraient de s'y rendre.
Quelques semaines plus tard, je mets en accusation Lenny le Boss devant la Cour d'Assises du chef de meurtre. La Cour devra décerner mandat d'amener pour la quasi intégralité des témoins, morts de trouille et ne souhaitant pas venir raconter la soirée des faits devant l'accusé.
Le parquetier me racontera une audience ponctué des coups d'éclat de Lenny, toujours en représentation et s'acharnant à épuiser, qui sera à l'issue de 3 jours de débat condamné à 20 ans de réclusion criminelle.

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13 Mar
1 information judiciaire est ouverte à mon cabinet. J'ai lu le dossier et à ce stade, je n'ai pas d'avis. Interrogatoire de première comparution, Michel nie, avec force. C'est un homme d'1 petite soixantaine d'années, ancien ingénieur, dont on sent qu'il a une certaine autorité.
Il répond à mes quelques questions, & sourit quand je l'interroge sur les téléchargements de fichiers pédo pornographiques... "Vous savez, Madame le juge, à mon âge les jeunes filles..." Ah Michel badine?..Je lui mets sous le nez l'album photo qu'a constitué l'OPJ.
"Des jeunes filles Monsieur? Pouvez vous évaluer l'âge de ces mineures?" Silence de l'autre coté du bureau, l'avocat de Michel détourne les yeux... Elles ont 6 ou 7 ans. "N'est-ce pas étonnant que votre fille situe les 1er faits dont elle vous accuse alors qu'elle avait cet âge?"
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13 Mar
Cabinet d'instruction, tôt 1 matin. J'ai 1 acte important, & il me travaille un peu. Une confrontation entre Isabelle, 25 ans, et son père, Michel, mis en examen, qu'elle accuse de viol. Il est sous contrôle judiciaire. Les faits allégués sont anciens, et contestés.
Isabelle s'est présentée dans une brigade de gendarmerie un matin. Elle a demandé à parler à une gendarme féminine, en pensant que ça serait plus facile, mais ça ne l'a pas été. Elle a eu énormément de mal à raconter. Plus de 8 heures d'audition, en plusieurs rendez-vous.
Elle a indiqué que son père avait abusé d'elle entre ses 5 & 12 ans. Elle explique qu'elle sait que ça peut paraître bizarre mais que sans véritablement oublier, elle a comme rangé ça dans un coin de sa tête, pour ne plus y penser, pour ne plus avoir peur. Et elle a avancé avec.
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7 Mar
Demain commence le procès d'1 homme qui sera jugé pour un crime. Peu importe lequel, peu importe qui il est. La Cour va décortiquer les faits, avec précision. Entendre les témoins. Entendre les victimes. Les écouter raconter le cataclysme que ce crime a causé dans leur vie.
Entendre les proches de l'accusé, qui est un mari, un fils, un père. En plus de décortiquer les faits la Cour va apprendre à connaître cet homme, d'où il vient, qui il est. Peut-être va-t-elle réussir à répondre à la question du Pourquoi? S'il y en a un...
Le directeur d'enquête va détailler ses investigations.Les experts vont venir nous parler des faits, de l'accusé, de la victime...Ça va durer plusieurs jours.Les avocats des parties civiles vont plaider & nous parler d'elles ; s'ils doivent plaider 3 heures, nous les prendrons.
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7 Mar
Perm parquet, 1 matin. Je défère Ewan, à peine 20 ans. Je le connais depuis longtemps, trop longtemps sûrement, lui & moi ça devient une longue histoire, et je ne sais que trop bien quel est son parcours. 1 grand frère incarcéré, 1 beau-père pareil, 1 maman dépassée.
1ers passages à l'acte délinquantiels vers 13 ans, commis la nuit à traîner en rase campagne...Sa mère ne parvient pas à le cadrer, Ewan part en foyer. 14 ans, 1er fait d'arme notable : il vole un tracteur à côté du foyer pour aller conter fleurette à 1 jeune fille.
Le placement se passe mal, il change de structure une première fois, puis deux, puis trois...Il accumule les délits, les atteintes aux biens surtout, et il se met en danger, consomme des stupéfiants, fugue et traîne dehors la nuit... Rien ne semble avoir de prise sur lui.
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5 Mar
1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
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4 Mar
L'auditeur de justice, futur magistrat, fait pendant sa formation un stage en établissement pénitentiaire. 15 jours. Moi ça a été à la maison d'arrêt de l'Elsau, à Strasbourg. On porte un uniforme de surveillant, les chaussures aussi, qui font mal au pied...
Je ne sais pas si l'Elsau est mieux ou pire qu'ailleurs... Mais je me souviens ce sentiment d'oppression en détention. Le bruit des clés, incessant. Passer 1 porte, attendre qu'elle soit sécurisée, ouvrir la suivante. Le bruit permanent de toute façon, les cris.
La saleté des lieux, le sol jonché de déchets en bas des fenêtres. L'odeur d'humidité et des corps sales ; à l'époque (ça a peut-être changé) un détenu pouvait prendre 2 douches par semaine...Je me souviens la promiscuité, l'entassement à plusieurs par cellule.
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