1 information judiciaire est ouverte à mon cabinet. J'ai lu le dossier et à ce stade, je n'ai pas d'avis. Interrogatoire de première comparution, Michel nie, avec force. C'est un homme d'1 petite soixantaine d'années, ancien ingénieur, dont on sent qu'il a une certaine autorité.
Il répond à mes quelques questions, & sourit quand je l'interroge sur les téléchargements de fichiers pédo pornographiques... "Vous savez, Madame le juge, à mon âge les jeunes filles..." Ah Michel badine?..Je lui mets sous le nez l'album photo qu'a constitué l'OPJ.
"Des jeunes filles Monsieur? Pouvez vous évaluer l'âge de ces mineures?" Silence de l'autre coté du bureau, l'avocat de Michel détourne les yeux... Elles ont 6 ou 7 ans. "N'est-ce pas étonnant que votre fille situe les 1er faits dont elle vous accuse alors qu'elle avait cet âge?"
Nouveau silence. Michel est mis en examen, placé sous contrôle judiciaire. L'adjudante continue de gratter. Le système de défense de Michel vole en eclats avec l'audition de sa plus petite nièce. Sa préférée...Qui dénonce les attouchements sexuels que papi lui fait subir.
Des faits infiniment moins graves que ceux que dénonce Isabelle...Mais ce que raconte Naëlle, 8 ans, tombe clairement sous le coup de la loi, & j'en suis saisie supplétivement. Cette nouvelle audition m'est remise la veille du jour où j'ai convoqué Isabelle.
C'est 1 jeune femme frêle, accompagnée de son avocate qui me prévient en début d'audition que sa cliente est très angoissée. J'essaye de la rassurer ; pendant que nous faisons connaissance par des questions générales sur son travail, sa vie, son avocate lit les derniers éléments.
Je lui demande si elle veut sortir pour en faire part à sa cliente mais elle me dit que ce n'est pas nécessaire.On revient sur les faits, elle maintient ses accusations.Elle me ré explique comment elle s'est rappelée.Elle décrit les mêmes faits, des détails en + lui sont revenus.
Elle me dit que c'est dur car elle a le sentiment que sa famille a explosé, à cause d'elle. Ses frères la croient, sa mère ne savait que penser au début mais c'était trop dur, elle n'avait plus confiance, elle est allée habiter chez l'un de ses frères après la mise en examen.
Elles se sont vues il y a un mois à peu près, elles ont parlé, elles ont pleuré, et sa mère lui a demandé pardon de pas avoir vu, de pas avoir été là, elle lui a dit qu'elle savait que jamais elle n'inventerait un truc pareil, et elle l'a pris dans ses bras...Elle la croit.
Isabelle pleure et entre ses larmes elle sourit et s'essuie les yeux, "je savais bien que je faisais bien de pas me maquiller ce matin". Je sais qu'elle n'a pas fini de pleurer et je lui explique les derniers éléments recueillis, à savoir que sa nièce dénonce de nouveaux faits...
Je lui dis immédiatement que ces faits sont beaucoup, beaucoup moins graves, qu'ils ont duré peu de temps, et qu'ils se sont arrêtés au moment du premier placement en garde-à-vue de Michel. Elle accuse le coup. Elle me dit que quand même, si elle avait parlé plus tôt...
Je lui rappelle qu'elle ne se souvenait plus, qu'elle a été voir les gendarmes dès qu'elle s'est sentie prête, et que de toute façon, on est bien d'accord que rien de tout ça n'est sa faute? Elle sourit vers son avocate, qui me dit "Je le lui dis tout le temps!"...
J'arrive à la faire un peu rire un peu en fin d'audition en lui disant qu'elle va me travailler ça en se répétant que c'est pas sa faute, comme un mantra, dès qu'elle commence à se faire des reproches. Après l'avoir raccompagnée à la porte, Eugénie et moi on reparle d'elle.
On la trouve forte, Isabelle. Les mois passent, l'instruction avance, j'auditionne Naëlle, qui avec ses mots d'enfants répète ce que lui a fait papi. Je ré interroge Michel. Isabelle, Naëlle, les photos sur l'ordi, ça commence à faire beaucoup...Il va falloir qu'il m'explique.
Michel proteste mais a perdu de sa superbe. Il explique que sa famille lui a tourné le dos. Il est seul dans la maison vide, & les siens lui manquent...Il ne comprend pas. Il pleurniche un peu sur son sort. Il me dit que je suis dure avec lui.Son avocat me fait 1 sourire en coin.
"Vous savez Monsieur, je ne vous demande pas de reconnaître ce que vous n'avez pas fait. Si c'est pas arrivé, c'est PAS ARRIVÉ. Mais si elles disent vrai, en les traitant de menteuses vous leur faites encore du mal, vous vous en rendez compte?.."
Michel baisse la tête, ne répond pas. Je le sens vaciller : Eugénie, son avocat, moi, on est suspendus à ce silence, qui dure longtemps. Michel se reprend "c'est pas vrai!!", & reste campé sur ses positions. Je sens son avocat agacé, il sent que son client s'enfonce.
J'appelle l'avocate d'Isabelle : supporterait-elle 1 confrontation ?.. Elle m'indique que sa cliente s'y attend & me demande 1 peu de temps. Ca tombe bien: je crois que l'avocat de Michel aussi en a besoin, il voit bien que la position de son client ne lui est pas très favorable.
Quelques mois plus tard, c'est le jour de la confrontation. Comme d'habitude, je fais venir la partie civile 1 peu avant, pour éviter le moment gênant pour tout le monde dans la salle d'attente...Isabelle a petite mine mais me sourit, un peu. Elle s'installe tout à gauche.
Je fais rentrer Michel, tout à droite, les avocats au milieu. Spontanément, Isabelle déclare qu'elle ne lui en veut pas, mais qu'elle voudrait la vérité. Spontanément Michel déclare qu'il a peut-être fait quelque chose qu'il a oublié...C'est nouveau...Je lui demande de préciser.
Il ne sait pas. Je demande à Isabelle de ré expliquer si elle le peut ce qui s'est passé. D'une voix blanche elle répète ce qu'elle a toujours dit, sans détails, en retraçant les grandes étapes. Elle parle d'une voix blanche, sourde, les mains croisées sur ses genoux.
Elle dit comme elle se sent mal, comme sa famille lui manque, comme elle besoin d'avancer et qu'elle n'y arrive pas, qu'elle est bloquée... Elle repense aux faits, à son père lui disant "on sera punis tous les 2 très fort", son odeur et comme elle avait mal, et peur...
Elle ne pleure pas. A la fin de son récit, Michel oui par contre. Pas à chaudes larmes, pas à gros sanglots, mais le ton badin de notre première rencontre est bien loin ; ses yeux brillent beaucoup. Je lui demande s'il a quelque chose à répondre. Il murmure "pardon".
"Monsieur on ne s'excuse pas de ce qu'on n'a pas fait. On ne dit pas pardon quand on est innocent. Que dois-je en déduire ?..
- J'ai fait. Je l'ai fait". C'est seulement maintenant qu'Isabelle le regarde et qu'elle pleure, sans bruit. Michel n'arrive pas à raconter, trop honte.
Il répond par monosyllabes. Voûté sur sa chaise, tremblotant, il fait bien + que ses 60 ans...Je mets fin à la confrontation : il est allé aussi loin aujourd'hui qu'il le pouvait. + tard, en interrogatoire, il reconnaîtra les faits plus en détail.
Il sera renvoyé aux Assises.

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14 Mar
La bonne, la brute & le truand

Audience correctionnelle, formation collégiale. Je représente le ministère public avec 1 auditeur de justice qui doit prendre les réquisitions. On juge 1 vol avec violences & l'ambiance dans la salle est proprement irrespirable.
Une tension à couper au couteau est palpable. A la barre 3 prévenus, qui viennent répondre de faits commis au préjudice d'une boulangerie pâtisserie réputée de la ville. Christelle, poursuivie pour complicité, y a travaillé dans le passé. Elle connaissait les horaires,
les moments où la recette serait bonne, & les habitudes du patron. Elle a rencontré Salim, la petite trentaine. Il appartient à une famille bien connue du parquet de mon ressort. Défavorablement connue comme on dit. Malgré de nombreuses condamnations, Salim ne se range pas.
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13 Mar
Cabinet d'instruction, tôt 1 matin. J'ai 1 acte important, & il me travaille un peu. Une confrontation entre Isabelle, 25 ans, et son père, Michel, mis en examen, qu'elle accuse de viol. Il est sous contrôle judiciaire. Les faits allégués sont anciens, et contestés.
Isabelle s'est présentée dans une brigade de gendarmerie un matin. Elle a demandé à parler à une gendarme féminine, en pensant que ça serait plus facile, mais ça ne l'a pas été. Elle a eu énormément de mal à raconter. Plus de 8 heures d'audition, en plusieurs rendez-vous.
Elle a indiqué que son père avait abusé d'elle entre ses 5 & 12 ans. Elle explique qu'elle sait que ça peut paraître bizarre mais que sans véritablement oublier, elle a comme rangé ça dans un coin de sa tête, pour ne plus y penser, pour ne plus avoir peur. Et elle a avancé avec.
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12 Mar
Cabinet d'instruction, un matin. J'ai bu 3 cafés et plaisanté avec mes collègues pour me donner du courage ; je sais que mon prochain interrogatoire va être pénible. Je reçois Lenny, mis en examen pour meurtre, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on ne s'apprécie guère.
Il est accusé d'avoir, de 3 coups de feu, tué 1 jeune homme dans une soirée. Le mobile est flou :officiellement, rivalité amoureuse : c'est ce qu'affirment les proches de la victime. Personnellement je pense qu'il s'agit d'1 règlement de comptes sur fond de trafic de stupéfiants.
Lenny ne m'aide pas beaucoup. La plupart du temps, il ne répond pas à mes questions. Il s'est affublé d'un surnom stupide le désignant comme le chef, disons le Boss, et puisque je m'obstine à ne pas en faire usage, il passe l'essentiel de mes interrogatoires à m'ignorer.
Read 23 tweets
7 Mar
Demain commence le procès d'1 homme qui sera jugé pour un crime. Peu importe lequel, peu importe qui il est. La Cour va décortiquer les faits, avec précision. Entendre les témoins. Entendre les victimes. Les écouter raconter le cataclysme que ce crime a causé dans leur vie.
Entendre les proches de l'accusé, qui est un mari, un fils, un père. En plus de décortiquer les faits la Cour va apprendre à connaître cet homme, d'où il vient, qui il est. Peut-être va-t-elle réussir à répondre à la question du Pourquoi? S'il y en a un...
Le directeur d'enquête va détailler ses investigations.Les experts vont venir nous parler des faits, de l'accusé, de la victime...Ça va durer plusieurs jours.Les avocats des parties civiles vont plaider & nous parler d'elles ; s'ils doivent plaider 3 heures, nous les prendrons.
Read 12 tweets
7 Mar
Perm parquet, 1 matin. Je défère Ewan, à peine 20 ans. Je le connais depuis longtemps, trop longtemps sûrement, lui & moi ça devient une longue histoire, et je ne sais que trop bien quel est son parcours. 1 grand frère incarcéré, 1 beau-père pareil, 1 maman dépassée.
1ers passages à l'acte délinquantiels vers 13 ans, commis la nuit à traîner en rase campagne...Sa mère ne parvient pas à le cadrer, Ewan part en foyer. 14 ans, 1er fait d'arme notable : il vole un tracteur à côté du foyer pour aller conter fleurette à 1 jeune fille.
Le placement se passe mal, il change de structure une première fois, puis deux, puis trois...Il accumule les délits, les atteintes aux biens surtout, et il se met en danger, consomme des stupéfiants, fugue et traîne dehors la nuit... Rien ne semble avoir de prise sur lui.
Read 23 tweets
5 Mar
1 morceau de ma vie de juge d'instruction : ce soir la nuit tombe, je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle sur le plan perso. Je pleure au volant mais même si j'ai juste envie de rentrer chez moi & me rouler en boule, il n'en est pas question : c'est jour de reconstitution.
Une reconstitution à l'instruction ça se programme des semaines voire des mois à l'avance : en l'espèce, les faits se sont déroulés sur la voie publique dans un quartier dit mal fréquenté et les policiers ont donc mis en place une importante sécurisation des lieux.
Donc, en forme ou pas, j'ai prévu mon combo baggy-baskets de reconstit', je serre les dents, & go. Les yeux humides et le liner qui a coulé n'échappent pas au directeur d'enquête qui me connaît bien...1 main sur l'épaule, "ça va?..", je hoche la tête, je souris...Show must go on.
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