Thread by @SirYesSir29

Manuela attend son tour sur le banc des prévenus. Son legging bariolé, ses grosses baskets, ses cheveux décolorés relevés en chignon lâche et sa moue boudeuse... Elle ne change pas vraiment. Ça fait des années que je la connais, et des années qu'elle se retrouve sur ce banc.

Je suis une toute jeune substitut en charge des mineurs quand je rencontre Manuela, 15 ans à peu près. Un profil fracassé comme les juges des enfants en voient défiler tant. Un père courant d'air, parti depuis longtemps. Une mère polytoxicomane et peinant à gérer le quotidien.

Les enfants ont toujours connu le défilé des travailleurs sociaux et de temps en temps les placements quand Maman était dans une période "sans"... Les aînés de Manuela ont quitté la maison très tôt et à présent, la grande, c'est elle. La vie à la maison est dure à supporter.

Manuela traîne 1 peu dehors, rencontre des copains et copines 1 peu désœuvrés aussi, et commet de petits actes de délinquance. Oh des menus larcins, & un pétard ou 2 fumés sur des bancs. Elle se fait remarquer par la police, et explique que oui, elle fume 1 peu, des fois.

Parce que je connais son milieu familial marqué par les toxiques, je demande à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) de la faire participer à une journée de sensibilisation aux dangers à l'usage des stupéfiants, que je participe à animer. C'est là que je la rencontre.

Elle pétille Manuela, elle me chahute un peu & s'investit de bon coeur, et cette grande brindille d'ado ne m'inquiète alors pas du tout. L'avenir va me donner tort. L'adolescente ne s'arrête pas de fumer mais accumule les passages à l'acte : des vols, beaucoup, la nuit surtout.

Ca va mal à la maison, maman joue le chaud et le froid, un jour "je ne peux pas me passer de toi", un jour "je préférerais ne jamais t'avoir eue". Manuella ne peut entendre ni l'un, ni l'autre, elle étouffe, alors elle passe son temps dehors. Elle lâche l'école.

Elle fait la connaissance du juge des enfants, sur le versant pénal cette fois.Mais malgré les suivis mis en place, rien ne prend. Manuela a 16 ans & elle fait la rencontre de sa vie, en tout cas c'est ce qu'elle croit, au gré de ses soirées passées dehors. Elle tombe amoureuse.

Il s'appelle Jackson, il appartient à la communauté des gens du voyage, il est à peine plus âgé qu'elle, et ils s'aiment. L'une ne va désormais plus sans l'autre. La famille qui lui manquait, elle pense l'avoir trouvée : c'est vrai, elle est accueillie à bras ouverts au camp.

Manuela ne va quasiment plus chez elle, et l'école, n'en parlons pas... Problème, Jackson est lui aussi bien connu du tribunal pour enfants, pour des vols un peu, pour des violences surtout. Des violences gratuites, des bastons de fêtes de village ou de boîtes de nuit,

des violences pour 1 regard de travers ou une cigarette refusée... Manuela et Jackson commencent à cumuler les infractions et à être déférés devant le juge, elle pour des vols et des falsifications de chèques, lui pour des vols commis avec ses frères et des bagarres.

Le juge des enfants tente le placement, pour chacun d'eux, mais les séparer ? JAMAIS. Ils fuguent, à répétition. Le placement ne représente rien pour Jackson, il est levé et il fait quelques semaines de détention... Il hausse les épaules, comme fataliste.

Pour Manuela on tente le séjour de rupture à l'autre bout de la France, elle fugue, vole, fait du stop, des centaines de km ; la PJJ et moi frémissons à l'idée de tout ce qui aurait pu lui arriver...Centre éducatif fermé ? Echec... Je vois ce qui se profile depuis un moment

& 1 jour où les amoureux maudits sont déférés pour un vol à l'arraché sur 1 mamie dans la rue, je requiers leur placement en détention. Ils ont été avertis trop de fois pour ne pas être confrontés aux conséquences de leurs actes.Jackson, déjà connu pour violences, part en prison.

Le juge ne parvient pas à s'y résoudre pour Manuela et tente un nouveau placement : elle descend de la voiture de l'éducateur qui l'accompagne au foyer au 1er feu rouge... La fuite en avant de Manuela s'arrête et l'amène au quartier mineurs. C'est dur, vraiment dur pour elle.

Pour autant, à sa libération quelques semaines plus tard, elle sombre dans les mêmes errements... Pendant quelques mois on danse une valse trop connue avec Manuela, rythmée par des garde-à-vues, des défèrements, des essais de placement, de courtes incarcérations...

Elle a presque 17 ans quand je quitte le ressort. Quand je reviens non loin de là après quelques années passées à l'instruction, j'apprends que Jackson et Manuela sont toujours ensemble. Il est incarcéré, elle aussi... Et ils sont parents. Elle a accouché en détention.

Elle a gardé l'enfant avec elle au début, jusqu'à un certain âge les bébés restent avec leur maman dans les établissements pénitentiaires, qu'ils quittent au bout d'1 certain temps. Le petit a alors été placé, mais avec des droits de visite au parloir.

La mère de Manuela l'y amenait, 2 fois par mois, jusqu'à ce que l'administration pénitentiaire se rende compte que Mamie planquait sur bébé du cannabis... Quand Manuela est sortie de détention, très vite, elle a récidivé... Et enchaîné les allers/retours dehors-détention.

Oh la justice n'a pas tenté que ça ; en fait la lecture de son casier judiciaire m'apprend que malgré son jeune âge elle a écopé de toutes les peines possibles, des sursis simples, des TIG, des amendes, des suivis en tous genres, plusieurs, dont certains toujours en cours...

Aujourd'hui elle comparaît détenue pour une poignée de vols commis la dernière fois qu'elle était dehors, des vols à l'étalage, des vols avec effraction, des vols au préjudice de personnes vulnérables...Elle attend son tour, patiemment, elle connaît la musique par coeur.

Manuela n'a pas beaucoup changé si ce n'est qu'elle est abîmée par la prison, la galère, les excès en tous genres... Et que, alors qu'elle me regarde requérir contre le prévenu qui la précède, je ne vois plus rien dans ses yeux de l'étincelle que j'y avais vue à ses quinze ans.