Parce que ce qui se passe à l'ENM me heurte profondément, je voudrais ce soir vous parler de Sir quand c'était une toute jeune hobbit de 24 ans. Je me souviens exactement de l'endroit où je me trouvais quand j'ai appris que j'étais reçue au concours. J'étais au travail.
Ma mère travaillait à la poste, elle ne gagnait pas beaucoup, et j'ai perdu mon père jeune. Toutes mes études, je les ai financées grâce aux bourses. Pas de prépa privée pour moi, la fac, puis l'IEJ. Après les écrits, plus de bourses : il fallait travailler pour gagner sa vie.
J'avais donc 1 plein temps dans 1 société de recouvrement & en même temps, je bossais les oraux. On était en fin d'après midi quand j'ai su que YES!! J'étais reçue !! Ma vocation déjà, et finie la galère ! J'ai crié de joie, mes collègues m'ont félicitée... Après ça a été vite.
Quelques semaines après, l'ENM.C'est 1 école magnifique, on ne peut qu'être impressionné quand on y rentre la 1ère fois. Le jour de ma prestation de serment j'avais la grippe : sur la photo avec ma mère, ses yeux brillent des larmes de fierté qu'elle retient, les miens de fièvre.
Après ça un an de formation. J'ai écouté parler des gens de tous horizons, de tous pays, de toutes professions, il y avait des avocats dans ma classe car certains faisaient l'année avec nous dans le cadre de leur formation. On s'entraînait dur. Requérir, interroger, juger,
comment parler aux gens pour qu'ils osent confier l'indicible, ce qui les gêne, ce qui leur fait honte ? Comment appliquer le droit avec rigueur, rendre une décision solide et comprise ? Comment se rendre accessible ? Comment être un bon parquetier, un bon juge ?
On était tous très différents, certains s'étaient moins frottés aux galères de la vie que d'autres. On assistait à des conférences sur de multiples thèmes et on réalisait tout un tas de travaux pratiques, des simulations des différentes fonctions, beaucoup de rédaction...
L'année à l'école finie, tous les auditeurs se dispersent, vers toutes les juridictions où ils sont formés par leurs futurs collègues. Ils expérimentent toutes les fonctions. J'ai commencé par le parquet, et très vite, j'ai su. Ce frisson en me levant à l'audience...
J'ai toujours aimé que les gens m'écoutent 😋... Cette bataille d'argument avec la défense... & la perm ! J'ai fait mon stage dans 1 gros tribunal, il y avait toujours 1 dizaine d'appels en attente, mais qu'est que j'adorais finir ces journées rincée, shootée à l'adrénaline...
Je me souviens avoir dit à l'1 de mes maîtres de stages que je ne me sentais pas de requérir de l'emprisonnement contre un étranger sans papiers poursuivi pour séjour irrégulier, et sa bienveillance en retour "requiers ce qui te paraît juste..."
J'ai su aussi qu'un jour je passerai à l'instruction. Mon maître de stage était 1 grand juge & 1 homme bien. Il connaissait ses dossiers sur le bout des doigts malgré un cabinet gargantuesque, et même avec les criminels à qui on reprochait les pires faits, il restait à l'écoute,
il ne choisissait pas ses dossiers & était pareil avec tous les justiciables. Je me suis frottée à la technicité de l'application des peines; je suis rentrée pour la 1ère fois entre les murs froids & gris d'1 prison & on m'a appris qu'y enfermer quelqu'un n'était jamais anodin.
Chez le juge des enfants j'ai eu la gorge nouée devant le cortège de tristesses qu'on y croise, toutes si différentes et au fond si semblables. Je me suis endurcie, je me suis détachée de l'affect, j'ai mesuré et pris des risques... J'ai grandi.
Au civil j'ai rosi de fierté quand mon maître de stage m'a dit n'avoir rien eu à changer dans mon jugement maudit de droit de la construction avec plus de parties en la cause que je pouvais compter. J'ai expliqué au justiciable accoudé à mon bureau à l'instance
qu'il fallait remettre de l'ordre dans les pièces fourrées dans le sac qu'il venait de déposer devant moi ; j'ai été mal à l'aise en surendettement de poser des questions si intrusives aux justiciables sur leurs finances, j'ai fait des calculs savants en rétablissement personnel,
j'ai expliqué en parlant très fort à mamie que là, sa gestion du budget ce n'était plus possible et que j'allais demander à quelqu'un de l'aider, j'ai galéré sur les jugements de prud'hommes et je me suis retenue de ne pas prendre Madame pour taper sur Mr, et vice versa, au JAF.
De cette formation si riche où j'ai trébuché, eu de grands moments de solitude & des fous rires mémorables,j'ai retenu qu'on ne devient pas 1 bon magistrat si on ne s'efforce pas d'être 1 bonne personne. Si on n'aime pas les gens, si on ne veut pas avoir à regarder leurs failles,
ce qu'ils ont de + fragile & aussi de + sombre,si on n'est pas mus par juste le désir de les comprendre & si possible de les aider,on n'a rien à faire dans cette robe que je porte depuis 12 ans,sur laquelle les lettres de mon nom écrit sur l'étiquette derrière se sont estompées.
Pendant ces 12 ans j'ai à nouveau eu la gorge nouée et de magnifiques éclats de rire, rencontré des collègues, des enquêteurs, des avocats, des fonctionnaires et des justicables merveilleux, horripilants ou navrants, mais sans jamais perdre de vue ce qu'on m'a appris.
J'adore accompagner les auditeurs dans ma juridiction, j'espère réussir à leur transmettre 1 peu de ma passion, 1 peu de ma fantaisie, 1 peu de cette nécessité d'aimer les gens, même ceux qu'on poursuit. Et j'apprends que l'école qui a fait de moi ce magistrat
est salie par quelques, je suis sûre seulement quelques, auditeurs de justice que je ne peux me résoudre à appeler des futurs collègues, qui n'ont même pas rencontré ceux qu'ils vont devoir soutenir et comprendre qu'ils dévoilent déjà leur haine, leur mépris, leur bassesse.
Vous n'avez rien à faire dans cette école si vous êtes capable d'employer les mots qu'on vous prête. Vous ne méritez pas l'honneur qu'on vous confie le divorce, les dettes, les conflits civils, la prise en charge des enfants, la liberté... d'1 seul justiciable
si vous êtes capable de penser un seul de ces mots.
J'espère que la sérénité va vite revenir dans mon école où se croisent tant de personnalités différentes et que ces personnes qui n'ont manifestement pas pesé chaque terme de leur serment seront reconduites à l'extérieur.

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Sir Yes Sir

Sir Yes Sir Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @SirYesSir29

21 Apr
Tout petit thread, car je n'aime pas ce que je lis sur touitoui aujourd'hui : Je ne suis pas de perm ce jour-là mais je suis dans le bureau voisin et j'entends 1 certaine effervescence. Je me rapproche, pour voir - le parquetier est par nature curieux...
Ma collègue a le commissariat en ligne. Le service a été appelé en centre ville où un homme vivant seul a alerté ses voisins par ses hurlements, des bruits d'objets tombant au sol... Il est connu dans l'immeuble pour avoir des troubles psychiques.
Il a à plusieurs reprises été hospitalisé contre sa volonté, et manifestement il est en pleine crise. Un équipage se déplace sur les lieux, 2 policiers que je connais bien, des anciens, fiables, consciencieux. 8ème étage de la tour. Ils sonnent.
Read 13 tweets
19 Apr
Je suis jeune substitut et aujourd'hui, c'est jour de reconstitution : sans aucun doute, on va faire nocturne. Je n'ai pas suivi le dossier depuis le début alors cette semaine j'ai bien travaillé la procédure : assassinat, cela mérite d'être bien au point.
En fin de journée je m'habille chaudement et je me rends sur place. Le juge d'instruction est assez autoritaire, peut facilement s'impatienter voire devenir cassant : la tension peut rapidement monter. Les policiers ont bloqué le périmètre et la circulation est bloquée,
les faits s'étant partiellement déroulés sur la voie publique. Je me gare un peu plus loin et je finis à pied. Je salue les policiers, nombreux, le médecin legiste, ainsi que mon collègue magistrat instructeur, sans chaleur particulière. On attend le mis en examen et les avocats.
Read 25 tweets
16 Apr
Je me suis levée tôt ce matin. Je suis de perm et en allant à la salle de sport avant le travail, je me suis dit que je pourrais profiter tranquillement de mon cours de RPM sans être dérangée par le téléphone d'astreinte... Je m'escrime depuis même pas une demi heure
quand le mobile posé devant moi bien en évidence s'illumine. La maison d'arrêt, à 7h30?.. Je grimace, mauvais signe. Je sors vite, vite de la pièce où les enceintes déversent leur son très fort et me réfugie au plus loin de ce vacarme, je décroche, essoufflée :"Oui?
- Madame le procureur? C'est la maison d'arrêt. On a 1 décès. Suicide". Je fronce les sourcils, pas besoin d'en savoir +. "J'arrive". Je fonce récupérer mes quelques affaires, terminé le RPM, vite à la douche. Je me presse, on fera l'impasse sur le maquillage pour aujourd'hui,
Read 25 tweets
14 Apr
Audience correctionnelle, le juge ouvre de grands yeux en voyant s'avancer Yann et Jean-Paul. Pantalons de travail à la propreté douteuse, chemise à carreaux et bretelles, les 2 compères sont bien assortis et manifestement ont arrêté un travail au champ pour venir au tribunal.
Ils se tiennent prudemment de chaque côté de la barre, à 1 distance raisonnable l'un de l'autre et en évitant de se regarder, l'air un peu perdu de ceux qui n'ont pas l'habitude du tribunal correctionnel. Le président commence à lire ce qui est reproché à Yann et Jean-Paul.
Ils sont tous les deux poursuivis pour violences aggravées réciproques : ils se sont saisis l'un d'une faux, l'autre d'1 rotofil, et ont décidé de régler le conflit qui les oppose, enfin. Cela fait bien longtemps qu'ils cohabitent, chacun sur son lopin
Read 22 tweets
12 Apr
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.
Read 24 tweets
11 Apr
Il y a quelques jours, j'ai appris le décès de mon tout premier proc. J'avais 27 ans quand j'ai été nommée substitut du procureur dans son tribunal. Je me souviens de ses yeux ronds quand il m'a vue débarquer avec mon style gothique & mes éclats de rire qui raisonnaient fort.
Je me souviens de son oeil malicieux quand la 1ère fois il m'a tendu le téléphone de permanence et l'énorme classeur qui allait avec, et qu'il il m'a dit que pendant sa 1ère perm, il avait eu une prise d'otages et 1 évasion en hélico à la maison d'arrêt.
J'ai dû faire de grands yeux ronds car il a explosé de rire, et il m'a rassurée en me disant qu'il avait très bien géré, et que je gérerais tout aussi bien, et que de toute manière, je pouvais l'appeler nuit et jour si besoin. Je l'ai appelé, bien sûr, nuit ET jour.
Read 10 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!