La collègue du parquet de permanence me prévient ce matin-là : "Sir ouverture d'info en fin de journée, tu vas faire nocturne, VAMA multiples, tentative de meurtre sur PDAP". Bien sûr lecteur je traduis : juge d'instruction, le parquet a décidé d'ouvrir une information judiciaire
pour plusieurs vols avec arme et une tentative de meurtre sur personne dépositaire de l'autorité publique, je présume un gendarme ou un policier. Je suis curieuse alors je me renseigne : deux suspects, en garde-à-vue depuis avant hier soir, s'en sont pris à plusieurs personnes
sur la voie publique pour leur voler quelques biens de faible valeur avec menace de pistolets avant d'être pris en chasse par 3 gendarmes du PSIG (peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie). Ils ont pris la fuite dans un véhicule, poursuivis
par celui des gendarmes qui malgré les efforts des malfaiteurs ne se laissaient pas distancer. Deux tons, gyro, sommations de s'arrêter, rien à faire, la course poursuite ne semblait jamais vouloir s'arrêter. L'un des deux suspects a tiré avec son arme de poing en direction
du véhicule gendarmerie, sans le toucher. Les 2 malfaiteurs ne connaissant pas le coin se sont engagés dans une impasse & ont vite réalisé leur erreur : le temps de faire demi tour, ils se sont retrouvés face au véhicule gendarmerie, qui sans leur barrer complètement le passage
limitait évidemment beaucoup les possibilités de fuite. 1 des gendarmes est descendu du véhicule en pointant son arme & en répétant aux suspects de descendre du véhicule non armés; pour toute réponse le conducteur a démarré le véhicule et a foncé tout droit, obligeant le gendarme
à se jeter sur le côté pour éviter le choc, le passager tirant quant à lui en direction du véhicule de service et le touchant au niveau du pare brise. L'arrivée des renforts a permis d'interpeller les deux fuyards un peu plus loin, grâce à 1 barrage et 1 dispositif d'ampleur.
Miraculeusement personne n'est gravement blessé, à part une vague entorse pour le jeune gendarme qui a dû se jeter sur le côté pour éviter d'être percuté. "Tu vas voir tu vas adorer me glisse le parquetier de perm, de vrais méchants!!" Je jette un oeil aux casiers judiciaires
de mes élus du jour : vol, violences, vols violences, en effet, je sens qu'on va bien s'entendre. Je me fais communiquer toutes les pièces de procédure par mail afin d'être prête quand les escortes vont arriver avec les mis en cause. Ma greffière prépare le dossier.
Vers 18h30 tout le monde arrive : en allant récupérer des pièces au parquet j'aperçois dans le couloir les mis en cause, mine patibulaire, je sens que les interrogatoires vont être sympathiques. Je les reçois l'un après l'autre. Ils contestent à peu près tout.
Les victimes des vols avec arme n'ont pas vraiment été menacées, elles ont juste vu qu'ils avaient une arme mais sans qu'ils aient besoin de la brandir véritablement. Pour la suite, ils n'avaient pas compris qu'ils étaient poursuivis par des gendarmes.
Ils pensaient que c'étaient les personnes à qui ils avaient pris des objets qui voulaient récupérer leurs biens, ils ont eu peur. Ils soulignent que le PSIG circule dans 1 véhicule banalisé... Et le deux tons, le gyro, l'uniforme du gendarme descendu du véhicule? Pas fait gaffe.
Ah. Je suis assez peu convaincue mais je prends bonne note de leurs explications, les mets en examen pour vols avec arme & tentative de meurtre sur les gendarmes. Le JLD les place en détention provisoire sans beaucoup hésiter : les faits sont graves et ils ont déjà été condamnés.
Par la suite l'instruction avance vite. Expertise psychologique des gendarmes, les militaires sans être massivement traumatisés ont été marqués par cette intervention, surtout celui qui a dû se jeter sur le bas côté et a senti le véhicule des mis en examen le frôler.
Audition des victimes, la plupart des victimes de vols ne se déplacent pas ; les gendarmes viennent et avec une rigueur toute militaire me font un récit carré et très concordant du déroulement des faits. Confrontation entre tout ce beau monde : les mis en examen s'énervent.
Les gendarmes se sont mis d'accord, c'est sûr, regardez, ils racontent la même chose !! "Ou alors ça s'est bien passé comme ça et vous dites n'importe quoi en affirmant n'avoir pas remarqué que c'était des gendarmes?.." Ils me regardent, l'oeil noir. Ils maintiennent cependant :
ils n'avaient pas vu que c'était le PSIG, pas fait attention au gyrophare, pas entendu les sommations, pas entendu le deux tons non plus, pas remarqué que le petit jeune descendu du véhicule avait 1 tenue où était inscrit le mot "gendarmerie". Ils rappelent que ce dernier
avait 1 arme, pointée vers eux, & qu'ils pouvaient donc légitimement se sentir en danger. De plus soulignent-ils, ils avaient largement la place pour passer sans lui faire courir le moindre danger.Les coups de feu sur le véhicule des victimes ? Les 1er parce qu'ils avaient peur,
le second c'est 1 accident. J'annonce à tout le monde qu'on va aller voir sur site et que je vais organiser une reconstitution. Je programme ça de nuit, en conditions réelles et ça tombe bien : le jour J, comme le soir des faits, il pleut. Enjoy.
Sur place chacun se replace au bon endroit : la version des mis en examen est bancale, et non, l'impasse est bien trop étroite pour qu'ils puissent quitter les lieux sans faire courir un danger sérieux au gendarme descendu du véhicule au vu de la configuration des lieux.
les deux mis en examen sont mal à l'aise, ils s'embrouillent, le conducteur ergote sur les distances et l'emplacement des véhicules, le tireur est bien en peine d'expliquer le dernier coup de feu et bredouille... Je suis trempée de la tête aux pieds et Eugénie écrit à toute
vitesse, protégée par le parapluie que lui tient 1 gendarme bien serviable. Le ton monte, l'un des mis en examen s'avance vers moi et est fermement ramené en arrière par l'escorte. Le temps de lui montrer que l'intimidation est sans effet, je mets un terme à la reconstitution.
Tout le monde signe le procès-verbal, les mis en cause me jettent des regards emplis de colère et repartent vers la maison d'arrêt. Fin des opérations : 1h30. Je reprends la route du retour vers mon domicile, 45 minutes de route pendant lesquelles je grelotte.
J'arrive en fin d'instruction et le conseil des mis en examen passe au cabinet. "Ca ne vaut pas les assises ça Madame le juge, on correctionnalise?" Je souris : "je ne crois pas non". Il argumente, il négocie, mais je lui indique que sous réserve des réquisitions du parquet,
ce sera les assises. Il regrette qu'on perde du temps, "ça vaut pas 10 ans non plus!" Je souris encore. Sans surprise, 3 semaines après: réquisitoire définitif aux fins de mise en accusation devant la Cour d'Assises, qui les condamnera chacun à 15 années de réclusion criminelle.
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Parce que ce qui se passe à l'ENM me heurte profondément, je voudrais ce soir vous parler de Sir quand c'était une toute jeune hobbit de 24 ans. Je me souviens exactement de l'endroit où je me trouvais quand j'ai appris que j'étais reçue au concours. J'étais au travail.
Ma mère travaillait à la poste, elle ne gagnait pas beaucoup, et j'ai perdu mon père jeune. Toutes mes études, je les ai financées grâce aux bourses. Pas de prépa privée pour moi, la fac, puis l'IEJ. Après les écrits, plus de bourses : il fallait travailler pour gagner sa vie.
J'avais donc 1 plein temps dans 1 société de recouvrement & en même temps, je bossais les oraux. On était en fin d'après midi quand j'ai su que YES!! J'étais reçue !! Ma vocation déjà, et finie la galère ! J'ai crié de joie, mes collègues m'ont félicitée... Après ça a été vite.
Tout petit thread, car je n'aime pas ce que je lis sur touitoui aujourd'hui : Je ne suis pas de perm ce jour-là mais je suis dans le bureau voisin et j'entends 1 certaine effervescence. Je me rapproche, pour voir - le parquetier est par nature curieux...
Ma collègue a le commissariat en ligne. Le service a été appelé en centre ville où un homme vivant seul a alerté ses voisins par ses hurlements, des bruits d'objets tombant au sol... Il est connu dans l'immeuble pour avoir des troubles psychiques.
Il a à plusieurs reprises été hospitalisé contre sa volonté, et manifestement il est en pleine crise. Un équipage se déplace sur les lieux, 2 policiers que je connais bien, des anciens, fiables, consciencieux. 8ème étage de la tour. Ils sonnent.
Je suis jeune substitut et aujourd'hui, c'est jour de reconstitution : sans aucun doute, on va faire nocturne. Je n'ai pas suivi le dossier depuis le début alors cette semaine j'ai bien travaillé la procédure : assassinat, cela mérite d'être bien au point.
En fin de journée je m'habille chaudement et je me rends sur place. Le juge d'instruction est assez autoritaire, peut facilement s'impatienter voire devenir cassant : la tension peut rapidement monter. Les policiers ont bloqué le périmètre et la circulation est bloquée,
les faits s'étant partiellement déroulés sur la voie publique. Je me gare un peu plus loin et je finis à pied. Je salue les policiers, nombreux, le médecin legiste, ainsi que mon collègue magistrat instructeur, sans chaleur particulière. On attend le mis en examen et les avocats.
Je me suis levée tôt ce matin. Je suis de perm et en allant à la salle de sport avant le travail, je me suis dit que je pourrais profiter tranquillement de mon cours de RPM sans être dérangée par le téléphone d'astreinte... Je m'escrime depuis même pas une demi heure
quand le mobile posé devant moi bien en évidence s'illumine. La maison d'arrêt, à 7h30?.. Je grimace, mauvais signe. Je sors vite, vite de la pièce où les enceintes déversent leur son très fort et me réfugie au plus loin de ce vacarme, je décroche, essoufflée :"Oui?
- Madame le procureur? C'est la maison d'arrêt. On a 1 décès. Suicide". Je fronce les sourcils, pas besoin d'en savoir +. "J'arrive". Je fonce récupérer mes quelques affaires, terminé le RPM, vite à la douche. Je me presse, on fera l'impasse sur le maquillage pour aujourd'hui,
Audience correctionnelle, le juge ouvre de grands yeux en voyant s'avancer Yann et Jean-Paul. Pantalons de travail à la propreté douteuse, chemise à carreaux et bretelles, les 2 compères sont bien assortis et manifestement ont arrêté un travail au champ pour venir au tribunal.
Ils se tiennent prudemment de chaque côté de la barre, à 1 distance raisonnable l'un de l'autre et en évitant de se regarder, l'air un peu perdu de ceux qui n'ont pas l'habitude du tribunal correctionnel. Le président commence à lire ce qui est reproché à Yann et Jean-Paul.
Ils sont tous les deux poursuivis pour violences aggravées réciproques : ils se sont saisis l'un d'une faux, l'autre d'1 rotofil, et ont décidé de régler le conflit qui les oppose, enfin. Cela fait bien longtemps qu'ils cohabitent, chacun sur son lopin
Il est tard dans la nuit quand le téléphone de permanence sonne. Je ne dors pas encore, je regarde pour la 9ème fois peut-être Donnie Darko et c'est la voix à peu près claire que je décroche : "madame le procureur ?"
J'ai reconnu la voix du chef de quart de nuit du commissariat :
"Oui commandant, bonsoir". Cet officier n'a pas l'appel nocturne facile, s'il veut me prévenir, il a une bonne raison... Il me le confirme : il a un mort sur les bras, en pleine voie publique, et des témoins ont décrit un grand bruit, comme une détonation.
Les collègues sont sur place, et il va se déplacer : il semblerait que le corps soit tombé du dernier étage d'une annexe de l'hôpital psychiatrique, située en centre ville. Je grimace. "J'arrive". Je note l'adresse qu'il vient de me donner, mets le film sur stop et me lève.