Thread by @SirYesSir29

"La Cour!!"Presque par réflexe, comme quasiment l'intégralité des personnes présentes,je me lève. Julien,à quelques mètres de moi dans le box des accusés, jette 1 regard perdu alentour,& comprend qu'il a 1 temps de retard : imitant ceux qui l'entourent, il se lève précipitamment.

Julien a presque la vingtaine : la cour d'assises des mineurs va pendant les 3 jours à venir le juger pour les viols répétés qu'il a fait subir, des années durant, à son petit frère Jérémy, 15 ans au début du procès. Julien a reconnu l'intégralité des faits, dès sa garde-à-vue.

La condamnation n'est pas 1 enjeu : elle ne fait aucun doute. Je ne sais pas si Julien s'y attend... Il n'a en tout cas pas l'air inquiet : debout dans le box, vêtu d'1 jean trop grand & d'1 immense sweat multicolore d'ado, il semble essayer de se concentrer...

Julien a la bouche entrouverte, et il est affecté d'un très fort strabisme ; il garde toujours la tête 1 peu penchée sur le côté. Je n'ai pas suivi le début de la procédure et j'en ai donc pris connaissance au cours des derniers jours, notamment de la personnalité de l'accusé.

Julien est limité intellectuellement, l'expert psychiatre le situe à la limite de la débilité au sens clinique du terme. Il a dans son enfance connu des troubles du développement, sans qu'il soit possible de déterminer s'ils résultaient d'1 maladie mentale ou d'1 milieu

familial carencé qui le stimulait insuffisamment. Le psychiatre évalue le discernement de Julien comme fortement altéré : pour autant, il comprend la différence entre le bien et le mal, il peut donc être jugé et il est accessible à 1 sanction pénale.

Je sais déjà à quoi va ressembler ce procès : le moins que l'on puisse dire c'est que je ne me sens pas d'humeur combative... Je pressens que c'est la tristesse qui va prédominer, et 1 grand sentiment de gâchis. La présidente procède au tirage au sort des jurés

avant de résumer le contenu du dossier et bien sûr, particulièrement, les faits. Ils sont imbriqués à l'histoire de la famille de Julien et Jérémy. Membres d'1 grande fratrie de 8, leur père purge actuellement une peine de réclusion, pour le viol de plusieurs de ses enfants,

dont l'accusé et la victime. Il sera d'ailleurs cité comme témoin au cours du procès qui nous occupe. Très tôt, les services sociaux sont intervenus au sein de la famille, très en difficulté. Mais parce que le service en charge du suivi de la mesure était surchargé,

parce que placer 8 enfants était extrêmement délicat, parce que bien sûr les difficultés les + graves étaient cachées sous le tapis, le drame en cours au sein de ce foyer est passé inaperçu. Il y avait pourtant des signes de ce que certains des enfants subissaient,

oh des signes que bien sûr a posteriori il est plus aisé de repérer... Mais on n'a pas su, pas pu voir, et des années durant, le père a broyé plusieurs de ses enfants, dont plusieurs souffraient de difficultés mentales et/ou comportementales; et ils ont fini de sombrer...

Julien notamment a perdu tout repère & durant plusieurs années, il s'en est pris à Jérémy. Il sait que c'est mal. Il explique avec ses mots qu'il savait à l'époque que c'était mal...mais il n'arrivait pas à s'en empêcher.L'accusé décrit ce qu'il a fait avec des mots crus,directs.

C'est gênant et je vois un juré détourner le regard. Julien ne se rend pas compte que ses mots sont vulgaires : il ne sait pas parler autrement de sexualité, et il est loin je pense de se demander l'effet que ses manières peuvent avoir sur sa défense. Il raconte, comme il peut.

Jérémy n'est pas là et c'est heureux : il est représenté par l'avocat qu'a désigné son administrateur ad hoc. Le défilé des travailleurs sociaux qui ont rencontré la famille commence. Ils décrivent la misère, sociale, intellectuelle. Ils décrivent la difficulté à travailler,

les parents rétifs au suivi qui contestaient la légitimité de l'assistance éducative, les enfants fuyants qui se confiaient peu. Un éduc parle d'1 famille où malgré les problèmes il y avait "beaucoup d'amour" : un sentiment de gêne envahit d'un coup la salle...

A cette époque le père abusait déjà de certains de ses enfants, et Julien de Jérémy. Un intervenant explique avoir eu ce suivi en charge en plus de ses propres dossiers suite à une vacance de poste de plus d'un an, le service était débordé, et il allait rarement au domicile...

Les placer ?? Mais ils étaient 8 et dans les familles que le service suivait à l'époque, il y avait BIEN pire...La gêne persiste. Pourtant... Comportements sexualisés des enfants, attitudes équivoques du père et culture du secret, la lecture du dossier d'assistance éducative

regorge d'indices... Comment a-t-on pu ne pas comprendre?..
Jérémy a fini par en parler à sa maîtresse à l'école, dans des mots bruts, sans filtre. Gendarmerie, examen médical, garde-à-vue... du père, puis de Julien.
La lecture du dossier noue la gorge, de dégoût, de regret...

L'instruction a duré, tant que celle qui a abouti à la condamnation du père est terminée depuis 18 mois. Il est en détention, condamné lourdement. Julien, lui, a été placé sous contrôle judiciaire tant l'idée de l'incarcérer fait froid dans le dos. Comment tiendrait-il en prison?

Comment ferait-il face aux autres détenus, a fortiori vus les faits qui lui sont reprochés et qui lui attireraient les foudres des autres détenus ?..
Et pourtant...Les faits sont gravissimes, ont duré longtemps, ont participé à dévaster la victime. Jérémy sur le berceau duquel

aucune bonne fée ne semble s'être penchée est durablement, probablement irrémédiablement affecté par ce qu'il a subi. Il est pris en charge en milieu spécialisé et a 1 suivi psychologique extrêmement prégnant, pour essayer de l'aider... Et pourtant, il ne semble pas aller mieux.

Comment concilier cette gravité des faits, leurs conséquences irréparables, avec la personnalité de l'accusé et l'individualisation de la peine? Comment faire comprendre à Julien le mal qu'il a causé sans demander 1 sanction sévère, passant par une privation de sa liberté ?..

Après des jours de dilemne, je ne vois pas en quoi l'incarcération de Julien l'aiderait à comprendre, à s'insérer... Je finis par requérir 1 peine qui n'envoie pas l'accusé en prison mais qui le condamne à des soins sur la durée la + longue possible...La Cour ne me suivra pas.

Julien sera condamné à trois années d'emprisonnement, outre une obligation de soins à sa sortie de prison. Je me souviens de son regard interrogateur au moment d'être menotté, alors qu'il n'y avait personne dans la salle pour lui dire au revoir.