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Retrouvons La Condamine, Bouguer et toute la bande au Pérou, en 1736, alors qu'ils viennent d'arriver à Quito et s'apprêtent à commencer leurs mesures. C'est maintenant que l'aventure cartographique commence vraiment ! ⬇️ 🌎
Pour comprendre comment ils en sont arrivés là, vous pouvez lire la première partie de l'histoire ici :
Rappelons que le but de cette expédition est la mesure d'un degré d'arc méridien à l'Equateur, soit la longueur d'1/360è de la Terre dans le sens Nord-Sud.

L'équipe mesurera donc un « méridien de Quito ». Mais comment procède-t-on pour cela dans le Pérou du XVIII siècle ?
L'idée générale : il faut tracer une ligne parfaitement droite et dans le sens Nord-Sud, sans se tromper, puis effectuer des mesures astronomiques à chacune de ses extrémités. Cette ligne fait plus ou moins... 300km (!)
Notion de base : la triangulation. Cette méthode dûmement éprouvée par les Cassini consiste à tracer un réseau de triangles adjascents, puis à mesurer les angles de ces triangles pour pouvoir in fine mesurer les distances.
Une étape capitale est donc la création du premier triangle, duquel on va extrapoler les mesures de tous les autres. Il faut donc qu'il soit IMPECCABLEMENT tracé. Encore plus capitale encore est donc la mesure du premier côté de ce premier triangle : la ligne de base
Il faut pour cela trouver un espace propice à la mesure : le moins accidenté possible (pas facile dans les Andes...) et ne présentant pas de difficulté majeure (ravin, fleuve...). L'équipe porte son choix sur la plaine du Yaruqui, une vingtaine de km à l'est de Quito
Pour être sûrs de leurs calculs, ils définissent cette ligne de base physiquement en marquant ses extrémités par deux grosses pierres meulières, puis se séparent en deux groupes pour la mesurer, chacun dans une direction différente
Comment mesurer une ligne droite d'environ 12 km dans le Pérou du XVIII ? On utilise des baguettes de bois longues de 20 pieds (environ 7 m) qu'on place les unes après les autres. Pour minimiser les mouvements, le groupe utilise 3 baguettes (les Cassini n'en utilisaient que 2)
Il faut que les baguettes restent droites et ne soient pas impactées par le relief du terrain : on construit des chevalets et des cales, et on utilise du fil à plomb pour qu'elles soient parfaitement horizontales
Peu aidés par le vent qui déplace tout le temps leurs baguettes, les groupes mettent 26 jours pour mesurer la ligne de base ! Mais les résultats sont stupéfiants puisque les mesures des deux groupes ne diffèrent que de... 7 cm !
La ligne de base mesurée, le travail de triangulation commence : il faut repérer des sommets naturels (montagne...) ou artificiels (clocher, tour...) qui formeront les sommets des triangles. Il faut des endroits hauts car on doit pouvoir apercevoir les autres sommets du triangle
A ce stade, l'équipe est optimiste et se voit bien terminer en 18 mois. Dans une lettre, Bouguer espère être en France fin 1738. Mais les choses se gâtent : temps affreux, tensions, et surtout aucune nouvelle de France depuis leur arrivée... et l'argent commence à manquer
La Condamine vend une grande partie de son matériel sur la Plaza Mayor de Quito, ce qui permet de renflouer les caisses de l'équipe et, le 14 août, le groupe de la Condamine part rejoindre le 1er point de triangulation : le sommet du mont Pichincha
Le premier triangle sera donc constitué des deux extrémités de leur ligne de base + le nouveau point du Pinchicha. Connaissant la longueur exacte de leur ligne de base, ils pourront calculer la longueur des deux autres côtés du triangle
L'ascension est compliquée par le poids du matériel (thermomètres, baromètres, quadrant...) et par l'altitude : près de 4800 mètres, l'équivalent du plus haut sommet des Alpes, que personne en Europe n'avait gravi à l'époque
Pour « fermer » le premier triangle, il faut apercevoir les deux extrémités de leur ligne de base. Mais les nuages, la nuit et le froid empêchent l'équipe de réaliser les mesures. Ils restent 23 jours au sommet avant de se résoudre à redescendre
Ils feront donc leurs mesures depuis un point plus bas et mettront 3 mois pour achever les mesures de leurs angles, tout en sachant que ce n'était que les premières d'une longue série. On était en novembre 1737 et l'optimisme de la plaine de Yaruqui avait totalement disparu
Lorsque des nouvelles de Paris arrivent enfin fin 1737, c'est la désillusion : on leur apprend que Maupertuis est parti pour la Laponie en avril 1736 et en est revenu 17 mois plus tard, ayant mesuré un degré sur place
Un degré en Laponie mesure 57 437 toises, soit 477 de + qu'en France. « Il est évident que la Terre est considérablement aplatie aux pôles » jubile Maupertuis. Coup dur pour la Condamine et sa bande : ce ne sont pas eux qui recueilleront les lauriers de la découverte
Qu'à cela ne tienne, on s'attèle aux autres triangles : Jean Godin, cousin de Louis le chef de l'expédition, un jeune cartographe, devient « porteur de signal ». Son rôle est de précéder le reste de l'équipe aux points de triangulation et d'y disposer des jalons
En gros, pendant que les académiciens calculent les angles sur les triangles déjà marqués, Jean Godin atteint seul les angles des prochains triangles et y dresse des mires, qui permettront aux autres savants de faire de nouveaux calculs, et ainsi de suite
Une entreprise pharaonique, notamment parce que les témoins disposés aux points de triangulation sont constamment volés par les locaux. Mais les expériences se multiplient et Bouguer met au point un système pour calculer l'altitude « à 4 ou 5 toises près » (1 toise ~ 2 mètres)
En partant de Quito et en se dirigeant vers le Sud, ils tracent un un réseau de triangles, en se scindant en deux équipes, à moitié par démarche scientifique pour être sûr d'avoir des résultats concordants, à moitié parce qu'ils ne peuvent toujours pas se supporter
En juillet 1738, la tâche est achevée. Ils ont tracé un ensemble de 43 triangles, qui leur permettent de mesurer un méridien de 176 950 toises (environ 344 km). Il faut maintenant valider ces calculs en passant à l'étape finale : la mesure du dernier côté du dernier triangle
En effet, toutes les mesures sont calculées depuis la ligne de base, qui est la seule vraiment mesurée sur le terrain. En mesurant également sur le terrain la dernière ligne tracée, la mesure physique viendra confirmer, ou infirmer, les calculs. On ressort donc les baguettes !
Etape stressante et cruciale, car si on constate une différence entre la longueur calculée et la longueur mesurée sur le terrain, impossible de savoir à quel niveau elle a été commise : tout le travail est vain et doit être recommencé.
La mesure de cette « seconde ligne de base » est impressionnante : sur cette ligne de plus de 13 km, ils constatent un écart de deux dixièmes de toise, soit 38 cm, entre leur estimation et la mesure sur le terrain
Je rappelle que le méridien mesure plus de 300 km et que ces savants des Lumières découvrent le Pérou équatorial et réalisent leurs travaux dans des conditions épouvantables ! La précision de leurs calculs (qui ont été depuis confirmés par les moyens modernes) est stupéfiante
La distance mesurée, il ne leur reste plus que des mesures astronomiques à faire avant de pouvoir rentrer en France. Le fruit de de leur travail permettra à leur retour de tracer cette carte de la méridienne de Quito
On y retrouve notre ligne de base et on peut constater que la majeure partie des points de triangulation sont situés sur des montagnes.
Dans son ouvrage « Mesure des trois premiers degrés du méridien dans l'hémisphère austral », la Condamine reproduira les mesures de chaque triangle sur 9 double-pages présentant la forme du triangle, les lieux utilisés et tous les résultats de leurs calculs (merci @GallicaBnF !)
La suite de l'opération au Pérou n'est pas si simple. Les instruments astronomiques fonctionnent mal, il faut les réparer, en fabriquer d'autres. Les mesures sont difficiles, notamment en raison du vent et de l'altitude (et du fait qu'on est dans le Pérou du XVIII !)
On en a peu parlé depuis le début, mais durant toute cette expédition, chaque membre frôle la mort à plusieurs reprises : constamment harassés par les moustiques, les animaux, terrassés par la fièvre ou glissant dans des précipices ou des torrents en furie
Difficile de se représenter ce que cela devait être pour des hommes de ce temps de se retrouver dans un environnement aussi hostile, nouveau et inconnu, tout en continuant à effectuer des mesures scientifiques irréprochables !
Début 1739, le groupe rejoint Quito, après avoir passé des années à vivre dans la montagne à mesurer des triangles (#laVraieVie). La Condamine érige deux pyramides aux extrémités de la ligne de base pour commémorer l'évènement
Ils passent trois ans à Quito, le groupe se mêle à la population, Jean Godin se marie avec Isabel Grameson, une péruvienne fille de l'élite locale, et travaille sur une grammaire quechua. La Condamine explore. Jussieu soigne et inventorie. Morainville crée une carte de la ville
Enfin, en 1742, leurs instruments sont fins prêts et le groupe se sépare de nouveau pour effectuer les mesures astronomiques qui, couplées aux mesures physiques, leurs permettront de calculer le degré de latitude qu'ils étaient venus mesurer
Fin 1742, ils ont leur chiffre : un degré d'arc mesure ici 56 749 toises. Plus aucun doute sur la forme de la Terre quand on sait que celui mesuré par Maupertuis en Laponie faisait 57 497 toises : c'est bien un « sphéroïde aplati aux pôles » écrit La Condamine dans son journal
(on sait aujourd'hui que le groupe de Maupertuis a rapporté des mesures certes globalement exactes, mais menées à la hâte et qui présente des erreurs bien plus grandes que celles faites par le groupe du Pérou)
On est en 1743 et c'est le moment de rentrer en France, mais ça ne sera pas simple pour tout le monde. L'Académie ne finance que le retour des académiciens, les assistants doivent se débrouiller seuls. Archi sympa de sa part.
5 ans plus tard, un seul des assistants (Verguin) aura regagné la France. Hugot meurt à Quito, puis Morainville à Riobamba, écrasé par une poutre alors qu'il participait à la restauration d'une église dans le but de financer son retour
Jussieu sera empêché de partir par l'audiencà de Quito, car jugé trop utile - notamment en raison de l'épidemie de variole qui ravage le pays. Il ne reverra la France qu'en 1771, quelques années avant sa mort
Back to 1743 : alors que les Académiciens s'apprêtent à emprunter le chemin de l'aller en sens inverse, la Condamine décide de se séparer du groupe et de redescendre l'Amazone seul, en traversant le continent d'Ouest en Est, avec pour objectif Cayenne.
A cette époque, aucun occidental n'a jamais réalisé cette traversée du continent dans ce sens, encore moins en descendant l'Amazone, un fleuve chargé de légendes qui effraient les européens. Mais pas La Condamine ! Je vous raconte son voyage demain ! #laSuiteAuProchainEpisode
Ma source principale pour cette histoire, hormis les sources primaires (cartes, carnets de voyages, livres) trouvées sur @GallicaBnF, est un livre I.N.C.R.O.Y.A.B.L.E qui raconte TOUT : « La femme du cartographe » de Robert Whitaker. Lisez-le ! 📖
Pour lire l'histoire de la descente de l'Amazone par ce grand fou de La Condamine, c'est par ici ⬇️🚣
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