Thread by @mireille_cmpcy

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Le saviez-vous ? La toute première thèse en informatique en France a été écrite en 1961 par une femme, Marion Créhange.
La thèse s’appelle : « Structure du langage de programmation ».
#womenInStem

Vous ne la trouverez pas sur #Wikipedia, car sa fiche a été supprimée.
Motif: "Aucune source secondaire (portrait ou analyse de l’œuvre) ne semble disponible sur cette personne, qui ne semble pas avoir retenu l'attention des historiens".

Soit. Avant de regarder de plus près qui est Marion Créhange, un peu de contextualisation.

Nous sommes en 1959.
Le tout premier ordinateur fabriqué au monde, l'ENIAC, a déjà terminé sa vie : conçu en 1945, il sera arrêté en 1955.

Les premières personnes à programmer dessus étaient... des femmes, mathématiciennes, surnommées les Eniac Girls.
girlmuseum.org/the-eniac-girl…

Le premier langage de programmation, FORTRAN, fête ses sept années d'existence (sachez qu'il est encore utilisé aujourd'hui #neverTooOld).

Le premier ordinateur multitâches vient de voir le jour en France, en 1958: le gamma 60.

Le mot "informatique" n'existe pas, il apparaîtra en 1962. Pour l'instant, on parle surtout de machines de calcul automatiques.

Nous sommes huit ans avant l'invention de la souris et de la disquette (1967).

Repartons en 1959 : à l'Université de Nancy, Jean Legras, enseignant-chercheur en analyse numérique, propose à une de ses étudiantes de mécanique rationnelle d'étudier de plus près les machines de calcul. Cette étudiante, c'est Marion Créhange.

En 1961, la voici donc qui publie ce qui est considéré comme la toute première thèse en informatique en France. Cette thèse porte sur la création d’un langage facilitant l’écriture de programmes par des scientifiques non informaticiens.

En 1970, elle a rédigé un essai avec une historienne, Lucie Fossier, sur l'exploitation sur ordinateur des documents diplomatiques du Moyen-Âge.
Ou plus précisément : comment permettre à un utilisateur d'effectuer des recherches dans une base de documents.
bit.ly/2SetEE1

Si l'utilisateur entre "Les immeubles urbains avec jardin", le système doit pouvoir renvoyer les documents traitant d'immeubles urbains avec jardin.
Oui, c'est le principe même de Google. Sauf qu'ici, nous sommes en 1970 et les questions se posent via des cartes perforées.

Par la suite, elle a été dirigé le Département Informatique de l'IUT A de Nancy, de 1976 à 1979. En 1983, elle a créé l'équipe EXPRIM (EXPert pour la Recherche d'IMages).

L'objectif de ce projet se rapprochait de son essai sur les documents diplomatiques : permettre à un utilisateur d'interroger une base d'images, avec l'idée de développer un processus d'apprentissage. Plus vous faites de recherches, plus les résultats seront précis. En 1983.

Aujourd'hui, Marion Créhange est professeur émérite, autrice de plusieurs publications sur l'informatique, les mathématiques, ou les arts.

Mais Wikipedia a raison sur un point : aucune source secondaire ne mentionne son travail.

Maintenant, regardons la fiche Wikipedia de Jean Legras, l'enseignant qui lui a proposé d'étudier les machines de calcul en 1961, et a été le directeur de la fameuse thèse de Marion Créhange : fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Legr…

Jean Legras est le fondateur historique de la thématique informatique à l'Université de Nancy. C'est un pionnier, mathématicien et enseignant-chercheur, qui a poussé l'Université à faire l'acquisition de leurs premiers ordinateurs.

Il a assuré lui-même l'enseignement et la recherche sur ces machines pendant des années, agrandissant le service au fur et à mesure. Il a terminé sa carrière dans la recherche et l'enseignement en analyse numérique et optimisation.

Il est assez intéressant de constater que dans cette fiche, il n'est pas fait mention de ses décorations : palmes académiques et chevalier de l'ordre national. Aucune mention non plus de source secondaire parlant de ses (nombreux) travaux.

En revanche, un paragraphe est dédié à son pot de départ : "l'Association amicale des anciens du centre de calcul (3A2C) organisa une fête pour son départ en retraite où 58 personnes, [...] étaient présentes[...]."

Résumons : ce qui a "retenu l'attention des historiens", d'après les contributeurs Wikipedia, c'est qu'il a fondé la branche informatique de l'Université de Nancy, et dignement fêté son départ à la retraite.

Bien sûr, il ne faut pas minimiser le travail de Jean Legras, ni son influence auprès de l'Université de Nancy : sa carrière parle d'elle-même.

Ce qu'il est intéressant de pointer, c'est la différence de traitement entre Jean Legras et Marion Créhange.

Ils sont tous les deux professeurs émérites, ils ont tous les deux pris part à la création du service d'informatique de l'Université, ils ont tous les deux eu des fonctions de direction, ils ont tous les deux fait des travaux de recherche pointus.

Oui mais voilà, l'un.e des deux est invisible.

"Ne semble pas avoir retenu l'attention des historiens". Est-ce que vous mesurez la violence de ce genre de propos, face à une fiche qui mentionne une fête de départ à la retraite ?

Je travaille dans l'informatique. Je suis développeuse. Je vis en France. Marion Créhange fait partie de l'histoire de mon métier, comme Jean Legras, et comme toutes les personnes qui, dans les années 50, ont parié sur l'avenir des machines à calcul.

Ce n'est pas "juste" une fiche Wikipedia: il a été estimé que cette femme n'avait pas fait "assez" face à un homme qui est encensé pour une carrière semblable. C'est une histoire de pouvoir, de relations, de statut. C'est la culture dans laquelle nous évoluons au quotidien.

Ne venez pas demander pourquoi les femmes ont déserté les STEM: elles ont été invisibilisées pendant des décennies et le sont toujours. Leur rôle a été minimisé alors qu'elles étaient nombreuses au début de l'informatique.

Si cet homme a sa place sur Wikipedia, pourquoi pas elle ? Si je suis les critères des modérateurs, aucun des deux ne pourrait être dessus.
Alors, quel est le critère qui a fait la différence ?

[Fin du thread]