Une épidémie/pandémie, c’est aussi de la #sociologie. Et la sociologie donne des armes pour penser mais aussi pour agir. Norbert Elias a par exemple beaucoup insisté sur l’une des caractéristiques de l’évolution de l’humanité : l’accroissement des chaînes d’interdépendance
Les hommes sont reliés les uns aux autres par des liens directs et surtout indirects, à distance, qui forment des chaînes de plus en plus longues et d’une grande complexité. Effet kiss cool, nous vivons dans des sociétés extrêmement différenciées économiquement et socialement
(une division du travail bien plus forte).Selon une logique circulaire et exponentielle, cela va dans le sens d’un renforcement constant de l’interdépendance,des liens de type organique pour parler comme Durkheim. Certes d’un côté, le rapport de l’individu au groupe est indirect
De telles sociétés offrent plus d’espace pour le déploiement de la « différence individuelle » et l’individu se voit comme autonome, libre. Mais de l’autre, nous sommes pris dans des rapports de complémentarité et d’interdépendance très forts. C’est paradoxal donc.
Ces dernières décennies, les circuits économiques et le développement des moyens de transport, leur perfectionnement et leur accélération aussi (on voyage de + en + vite) n’ont fait qu’accroître cette interconnexion et le renforcement des chaînes d’interdépendance
Conséquence concrète, que l'on voit bien avec le coronavirus : ce qui se produit à un endroit se retrouve vite disséminé ailleurs. On partage les risques et les épidémies en font bien évidemment partie (on l'avait vu aussi avec la grippe aviaire, dont le foyer était au Mexique)
Le sociologue allemand Ulrich Beck (récemment disparu, en 2015) a dès les années 1980 évoqué ces choses dans son ouvrage "La société du risque" (période post Tchernobyl !). Il fait notamment de l’interconnexion des sociétés l’un des traits fondamentaux de la modernité
Beck s'inscrit ds une filiation classique sur ce point si on peut dire. Il reprend aussi le canevas laissé par ses prédécesseurs en théorisant la globalisation et ses effets sur les affiliations identitaires. Il insiste aussi bcp sur l’industrialisation des sociétés mais passons
Dans un cours que je donne à mes étudiants de Master sur les risques et la sécurité, j’aborde la thèse d’Ulrich Beck qui me semble fondamentale : il avance que la prolifération des risques est liée à leur invisibilité. On pourrait résumer en disant simplement que
c’est un rapport de renforcement mutuel entre les 2 termes de l’équation: le risque se propage d’autant + rapidement(temps) et se répand largement(espace) que l’invisibilité est forte. L’enjeu est dc de rendre visibles les risques, faire en sorte qu’ils ne restent pas invisibles
Sauf que l’une des difficultés est ici d’ordre culturel : nous sommes dans une culture focalisée sur les richesses matérielles, sur des choses tangibles. Il faut agir sur les mentalités en qq sorte et développer une culture du risque qui permette de mieux percevoir les risques
Beck voit 2 grandes catégories d’acteurs devant jouer un rôle fondamental dans cette affaire: les scientifiques et les politiques (parce qu'ils sont décideurs !). En passant d'où l'importance d'une politique de recherche intelligente (spoil: c'est pas le cas depuis belle lurette)
Je martèle l’idée à mes étudiants que le risque est d’abord et avant tout affaire de perception : un risque est un danger qui a été identifié et auquel on peut se préparer en anticipant. Mais il faut donc faire tout un travail en amont
On sait combien on est sur une ligne de crête: doit-on surréagir au risque de faire paniquer ou bien doit-on temporiser ? C’est une question éminemment épineuse à laquelle les politiques sont exposés. Les médias aussi (on voit déjà des réactions contrastées s'exprimer à ce sujet)
Il faut pourtant rendre visible le risque pour s’y préparer et faire en sorte de minimiser ses conséquences. Je ne suis pas sociologue de la santé, je ne suis pas spécialiste de santé publique, mais on voit combien nous semblons avoir été pris au dépourvu en Europe
Quelles leçons ont été tirées de la grippe AH1N1 par exemple ? Je n'en ai aucune idée car je ne suis pas ces questions de par ma spécialisation de sociologue. Mais il semble que la culture du risque est encore bien faible dans nos contrées
Faire lire Beck serait un premier geste de salut public. J'imagine qu'il y a une littérature étoffée sur ces questions et que des sociologues du risque ont produit des choses pertinentes et utiles
On peut ajouter à ce que je viens d'avancer l'excellente interview donnée à AOC (@AOC_media) par l'historien américain Kyle Harper : aoc.media/entretien/2020…
La difficulté d'ordre culturel que j'ai énoncée tient à la difficulté de renoncer à notre confort matériel, qui est qqch de palpable, tangible. Nous allons pourtant être confrontés à des changements brutaux et importants dans les décennies qui viennent qui vont révéler en creux
que nous avons négligé les risques que cela allait générer, que nous avons fabriqués, en quelque sorte. Soit parce qu'on a nié, soit parce qu'on n'avait pas les outils pour le mesurer. Bon tout ceci est + facile à dire qu'à faire et réformer nos sociétés est un chantier colossal
