Tournant 1960-1970, la France vend sa 1ère et unique centrale #nucléaire de la filière « uranium naturel graphite gaz » à l’Espagne.
Un réacteur au cœur d’un projet d’une bombe atomique espagnole qui va connaitre une fin tragique…

Thread : La grande histoire de Vandellòs 1

⤵️
1/ Après les premiers réacteurs de recherche fin 40’s et 50’s, le réacteur militaire G1 du CEA Marcoule produit en 1956 les premiers kilowatts-heures d’électricité et entrouvre la porte au #nucléaire civil en #France.

+ d’infos ⤵️

2/ C’est à Chinon, au début des années 1960, que débute réellement l’ère industrielle de la filière CEA - EDF « Uranium Naturel Graphite Gaz » (UNGG) avec 3 réacteurs, modérés au graphite et refroidis au CO2.
3/ Dès cette époque, la France tente d’exporter sa filière technologique. La première piste se situe en Inde pour la centrale de Tarapur. Les français font une offre aux indiens pour un réacteur UNGG. Ce type de réacteur a une particularité recherchée par les Indiens…
4/ Il a une double vocation : production d’électricité et de plutonium pour la bombe. En effet, l’uranium naturel favorise la production de plutonium. L’appel d’offre indien signale même que l’uranium enrichi est proscrit !

+ d’infos : doseequivalentbanana.home.blog/2020/06/27/le-…
5/ Les USA, de peur de la prolifération des armes atomiques, voient le développement de la filière UNGG d’un très mauvais œil. Ils font une offre aux indiens via General Electric pour deux réacteurs à uranium enrichi de type eau bouillante (REB).
6/ Cette offre, bien que ne répondant pas au cahier des charges est financièrement très intéressante. Les indiens acceptent l’offre US, assortie d’une obligation de contrôle international d’utilisation pacifique de l’énergie atomique.
7/ Un responsable indien expliquera ce choix : « Le meilleur type de réacteur est celui qu’on ne paye pas ». En 1974, l’Inde réalise toutefois son 1er essai nucléaire grâce au plutonium produit par un réacteur canadien à uranium naturel (CANDU) construit début 70’s…
8/ La première tentative d’exportation de la technologie UNGG est donc un échec pour la France mais un autre pays semble intéressé…l’Espagne du dictateur Franco.
9/ Pour rappel, la guerre d’Espagne (1936-1939) débouche sur la victoire des nationalistes (soutenus par l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini) contre les républicains (soutenus par l’URSS). Franco sera à la tête de l’État Espagnol jusqu’en 1975.
10/ Néanmoins, depuis les années 1950, à la faveur de la guerre froide, les relations entre l’Espagne de Franco et les autres pays occidentaux se détendent progressivement. Le président Eisenhower se rend même en Espagne en 1959…
11/ Cette détente permet la vente de 2 centrales nucléaires par les USA à l’Espagne dans les 60’s : 1 réacteur à eau pressurisée (REP) Westinghouse à Zorita au Nord de Madrid (photo 1) et 1 REB General Electric à Santa Maria de Garano près de Burgos (photo 2).
12/ Depuis la seconde guerre mondiale, la France et l’Espagne ont créé de multiples relations en matière d’électricité. Dès le milieu des années 1950, des ingénieurs espagnols intéressés par la technologie UNGG sont détachés en France, chez EDF.
13/ Les négociations débutent en 1963 entre les représentants des 2 pays pour une centrale nucléaire en Catalogne connectant les réseaux électriques espagnols et français. Les français jouent alors la carte de l’indépendance de l’Espagne vis-à-vis des USA.
14/ Ils tentent de convaincre les autorités espagnoles de tirer profit de l’uranium naturel présent sur leur sols (Provinces de Salamanca, Jaén, Câceres et Badajoz) et donc d’éviter de dépendre des USA pour l’approvisionnement en uranium enrichi.
15/ Le 2 octobre 1964, les ministres de l’industrie des 2 pays, Gregorio Lopez Bravo et Gaston Palewski (qui rencontre alors Franco) annoncent leur accord pour la construction d’une centrale nucléaire en Catalogne.
16/ Après une évaluation des caractéristiques géologiques, météorologiques (site maritime avec beaucoup de vent), matérielles et humaines (peu de touristes), le site de Vandellòs à 130km au sud de Barcelone et 40km de Tarragone est retenu.
17/ Il est convenu que la centrale sera livrée « clés en main » et constituera une copie des réacteurs A1 et A2 de Saint-Laurent-des-Eaux, alors en construction sur les bords de la Loire.
18/ Pour le projet de centrale de Vandellòs, une société franco-espagnole est créée : L’HIFRENSA (HISPANO-FRANCESA DE ERGIA NUCLEAR) en novembre 1966. Elle associe EDF et des producteurs catalans. Les gouvernements donnent leurs accords sur le projet.
19/ Un groupement de constructeurs français est créé, la SOCIA (Société pour l’Industrie Atomique) pour faire une offre au gouvernement espagnol. Le cout par kWe du projet UNGG est largement supérieur à celui d’un réacteur de type « Eau bouillante » de General Electric.
20/ Pour combler ce déficit, il est convenu que la puissance de la centrale UNGG devait être portée à 480 MW, afin que de se rapprocher de la centrale REB américaine de Santa Maria de Garona.
21/ De plus la France va faire des efforts financiers très importants. Chaque acteur va également apporter de nombreuses garanties (qualité des matériaux et du personnel, disponibilité du carburant et de l'énergie, respect des délais fixés).
22/ Portée à 480 MW, la taille du réacteur est un peu « surdimensionnée », la France propose de racheter le surplus d’électricité à l’Espagne pendant 9 ans après le démarrage. La centrale n’est clairement pas rentable comme l’explique des responsables d’EDF.
23/ Mais, pendant le chantier de construction de Vandellòs (photos), les évènements vont s’enchainer. La France décide d’abandonner définitivement la technologie UNGG pour la filière eau légère américaine en 1969 alors que De Gaulle quitte le pouvoir.
24/ Enfin, toujours en 1969, le réacteur A1 de Saint-Laurent-des-Eaux, qui sert de modèle à celui de Vandellòs subit un accident de fusion. Avant même son démarrage, Vandellòs apparait déjà comme un réacteur obsolète et peut-être dangereux…

25/ Malgré tout, le chantier, trop avancé, continue et la centrale de Vandellòs démarre le 26 juillet 1972. Mais alors, pourquoi les Espagnols ont-ils choisi la technologie française ? Des considérations géopolitiques viennent éclairer cette histoire.
26/ Tout d’abord, le réacteur de Vandellòs est clairement un outil de politique. C’est un projet entre deux États visant à renforcer le rapprochement franco-espagnol, voire une forme de rapprochement de l’Espagne vers l’Europe et le marché commun.
27/ En effet, l’Espagne chercher alors des alliés pour entrer dans le CEE depuis 1962. Elle n’y parviendra que bien plus tard, en 1986, après plusieurs années de transition démocratique à la suite à la mort de Franco (1975).
28/ Ce projet marque également la volonté du gouvernement espagnol de favoriser le regroupement de sociétés électriques qu’il juge trop dispersées. C’est donc également un outil de politique industrielle nationale.
29/ Enfin, Vandellòs devait permettre d’accélérer un projet secret : le projet Islero de développement de la bombe atomique espagnol, qui démarre secrètement en 1963.
30/ Autour de quelques ingénieurs et militaires, le projet Islero a pour ambition de développer, sur le modèle français, une bombe atomique espagnole pour peser à l’international. De Gaulle n’apparait pas opposé à ce projet.
31/ En 1966, un accident entre un Boeing américain B-52 G (avec 4 bombes H à son bord) et un avion ravitailleur se produit au-dessus de la mer Méditerranée, au large des côtes espagnoles, à proximité du village de Palomares (province d'Alméria).
32/ Lors de cet accident, les 2 avions sont détruits, faisant sept morts parmi leurs équipages. Sur les quatre bombes atomiques que transportaient le bombardier, deux sont détruites lors de leur impact au sol sans explosion nucléaire mais avec dispersion de matière radioactive.
33/ Les opérations conjointes de recherche et de nettoyage entre espagnols et américains sont une première occasion pour les membres du projet Islero de s’informer sur la possibilité de réaliser une bombe nucléaire.
34/ Deux ans plus tard, en 1968, l’Espagne refuse de signer le traité de non-prolifération des armes atomiques. Ce traité vise à réduire le risque de prolifération de l'arme nucléaire. Son application est garantie par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
35/ Selon un ouvrage de Guillermo Valverde, le projet Islero est porté par José María Otero de Navascués, directeur de l’équivalent du commissariat à l’énergie atomique (Junta de Energía Nuclear ou JEN). Sur la photo, il discute avec Franco en 1958.
36/ Toujours selon lui, le plutonium produit par Vandellòs pourrait être utilisé, avec l'agrément français, à des fins civiles (réacteurs rapides) ou militaire (armes nucléaires). L’Espagne ne cache pas qu’elle souhaite garder ce plutonium.
37/ Mais, au fil des années, le coût important de développement de la bombe et les risques d’une possible rupture entre l’Espagne et les USA vont progressivement pousser l’Espagne à abandonner ce projet, même s’il fut plusieurs fois relancé après la mort de Franco (1975, vidéo).
38/ L’Espagne va progressivement, sous la pression des USA, accepter un contrôle de ses installations par l’AIEA. Quand le pays signe enfin le traité de non-prolifération des armes nucléaires en 1987, le projet Islero est déjà enterré depuis 1981 (voir les agréments).
39/ La petit réacteur de Vandellòs n’a toutefois pas fini de faire parler de lui. En 1976, une tôle de bardage se détache de la partie supérieure du réacteur, sans trop de conséquences.
40/ En mars 1980, le même phénomène se produit sur le réacteur n°2 de la centrale de Saint-Laurent-des-eaux. Cette fois-ci, la tôle obstrue des canaux du réacteur. Le gaz carbonique circulant moins bien, la température s’élève et entraine la fusion de 20kg d’uranium.
41/ Mais, alors que sur le site de Vandellòs, 2 réacteurs à Eau Pressurisée (REP) américains sont construits dans les 80’s, l’histoire du réacteur UNGG de Vandellòs va mal terminer. Le 19 octobre 1989, un problème sur la turbine du réacteur engendre une série d’incidents.
42/ On note notamment une fuite et explosion d’hydrogène, un feu d’huile de graissage de la turbine, la perte d’alimentations électriques et une inondation importante des sous-sols (y compris celui du bâtiment du réacteur).
43/ L’incendie, qui a duré plus de 4 heures est finalement maîtrisé en faisant appel à de nombreuses unités de pompiers.
44/ Selon l’IRSN, si le système de refroidissement avait cessé de fonctionner, les 3 000 tonnes de graphite auraient pu prendre feu. L’incident, qui n’a pas eu de conséquences sur l’environnement, est classé niveau 3 de l’échelle INES de l’AIEA.
45/ L’incident va avoir un fort retentissement médiatique et politique en Espagne. Le ministre de l’industrie Espagnol expliquera, pour sa défense, que Vandellòs est un réacteur « de l'époque de De Gaulle » (photo avec Franco en 1970) !
46/ En raison des coûts importants de réparations (et sans doute de la pression sociétale) le réacteur est définitivement arrêté le 30 mai 1990 et est toujours en démantèlement.
Un petit bout de réacteur pour une histoire incroyable !

FIN
47/ Merci à @RenanViguie pour les pistes de travail ! Si vous voulez aller plus loin sur l’histoire des relations en matière d’électricité entre France et Espagne, il a écrit un ouvrage sur le sujet (que je n’ai pas encore lu !).

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9 Jan
Un épisode de #neige impressionnant est en cours en #Espagne ! La neige peut aussi créer des problèmes sur une installation #nucléaire.

C’est déjà arrivé…

Mini thread « Neige et sûreté nucléaire ».

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1/ Sur la Hague, un épisode de neige marquant se déroule en février 1970. Le site est coupé en électricité du 13 au 17 février et fonctionne via des groupes électrogènes de secours, alimentés au fuel domestique. Un second épisode se déroule en février 1979 (photo).
2/ L’épisode récent le plus marquant sur la Hague a lieu en mars 2013. L’accès au site est rendu très compliqué par une tempête de neige historique. De nombreuses congères se forment et entravent la circulation.
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7 Jan
Je suis tombé par hasard sur cette photo du couple Joliot-Curie avec un de leur élève, le physicien chinois, « Qian Sanqiang ».

Pourquoi ? Comment ? J’ai mené ma petite enquête.

Thread : Qian Sanqiang, le père de la bombe #nucléaire chinoise.

⤵️⤵️⤵️ Image
1/ Avant-propos : Ce thread n’a pas vocation à faire un récit historique du programme nucléaire Chinois mais se concentre sur le parcours et le rôle de quelques scientifiques Chinois et leurs liens avec les pionniers du nucléaire français.
2/ Qian Sanqiang est né à Shaoxing, dans la province du Zhejiang. Il obtient son diplôme de physique de l'université de Qinghua en 1936 (Sur la photo, il pose non loin de la scientifique He Zehui) puis étudie la physique à l'Academia sinica (Taiwan). Image
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27 Dec 20
Le 27 décembre 1999, à la suite de la #tempête Martin, la centrale #nucléaire du Blayais est inondée.

L’histoire longue cet incident fut au centre de mon travail de thèse pendant 4 ans.
Un jour, je vous proposerai un thread sur la genèse de cet événement.

En attendant...

⤵️
1/ ...Voici quelques sources pour vous faire une idée de l’évènement :

La page de l’ @IRSNFrance sur cette inondation et ses suites : irsn.fr/FR/connaissanc…

Un résumé complet de l’incident par @TristanKamin : doseequivalentbanana.home.blog/2019/08/04/lin…
2/ La version plus critique de Bella Belbéoch des causes/conséquences de l’incident : dissident-media.org/infonucleaire/…

Et si vous avez du courage, vous pouvez lire le chapitre 6 (et 5 en complément mais après la lecture du 6) de ma thèse :
pastel.archives-ouvertes.fr/tel-02066034v2…
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17 Dec 20
Savez-vous qu’en 1967 et 1969, la France participe à 2 campagnes d’immersion de déchets nucléaires dans l’Atlantique Nord coordonnées par l’OCDE ?

Thread à 4 mains avec @e_punctatus : L’immersion des déchets nucléaires français dans l’océan Atlantique.

⤵️⤵️⤵️ Image
1/ Avant-propos : Ce thread ne prétend pas à l’exhaustivité et ne traite pas en détails d’autres formes de déchets radioactifs (effluents liquides notamment), d’autres sites d’immersion (Polynésie française) et des autres moyens de stockage/élimination.
2/ Dès le début de l’ère nucléaire, la gestion des déchets nucléaires est une problématique importante. Si la plupart des déchets sont stockés sur les sites nucléaires, la recherche de solutions « d’évacuation définitive » est une constante.
Read 29 tweets
10 Dec 20
Savez-vous qu’en 1973, en plein crise pétrolière, le premier Ministre Pierre Messmer annonce à la télévision le lancement d’un des plus grands programmes industriels de notre histoire ?

Thread : Le plan Messmer, genèse de la France #nucléaire

⤵️⤵️⤵️
1/ Après les premiers réacteurs de recherche fin 40’s et 50’s, le réacteur militaire G1 du @CEAMarcoule, dans le cadre du 1er plan quinquennal de l’énergie atomique (1952-1957), produit en 1956 les premiers kWh d’électricité et entrouvre la porte au #nucléaire civil en #France.
2/ En 1955, une commission PEON (production d’énergie d’origine nucléaire) est instaurée pour conseiller le gouvernement sur les questions d’énergie nucléaire. EDF et le CEA proposent un 1er programme de centrales destinées à produire de l’électricité.

lemonde.fr/archives/artic…
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8 Dec 20
[Thread]

Sur une affiche de campagne pour l’élection présidentielle de 1981, Valéry Giscard d'Estaing pose devant un réacteur #nucléaire emblématique, la « boule de Chinon ».

Thread à 4 mains avec @RenanViguie : 1965-1981, Affiches et visions de la modernité.

⤵️⤵️⤵️ Image
1/ Avant-propos : Évidemment, il n’est pas question d’expliquer que ce sont les affiches qui font gagner/perdre une élection, mais celles-ci nous montrent l’évolution des rapports au progrès et à la modernité dans la communication politique (avec un fil rouge sur le nucléaire !).
2/ Commençons par l’élection présidentielle de 1965 avec 2 affiches aux styles très différents pour les candidats au second tour. De Gaulle mise sur son image de libérateur avec un drapeau tricolore et le peuple représenté comme quasiment « à ses pieds ». Image
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