Dans @AlterEco_, Mordillat et Rothé disent vouloir revenir sur Marx qui avait « posé toutes les bonnes questions ». Malheureusement, leur documentaire contourne l’originalité de l’analyse marxiste du capital. Thread⬇️⬇️⬇️
arte.tv/fr/videos/0833…
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En effet, on peut dire que les auteurs sont passés à côté de la problématique de Marx : l’extension du capital comme rapport social de production. Ce qui supposait d’expliquer ce qu’est le capital pour Marx - et ce qu'il n'est pas : un simple patrimoine comme le définit Piketty.
Avant d’expliciter ma critique, il faut noter que le documentaire mérite d’être vu et qu’il est une bouffée d’air dans le climat actuel. D’ailleurs, ma critique s’adresse plus aux économistes dont les réalisateurs ont bien vu les "limites" (pour parler gentiment !) :
Ils ont demandé à un économiste « qu’est-ce que le travail. Il nous a répondu : ‘La question est intéressante’, puis après un long silence qui semblait préparer une fulgurance, il nous a avoué : « [...] cette question n’intéresse pas les économistes ».
Ceci étant précisé, quelle est la problématique de Marx ? C’est le capital – Marx n’écrit pas le capitalisme mais le capital ! Qu’est-ce que le capital chez Marx ? L’épisode 4 sur le sujet est assez flou et les intervenants proposent deux types définitions.
La plus évidente, qui traduit une pikettysation des esprits, définit le capital comme un stock de ressources, un patrimoine. Le capital étant inégalement distribué cela pose des problèmes de justice sociale et d’asymétrie de pouvoir.
En face, la définition de Marx, qu’approchent Christophe Darmangeat et Frédéric Lordon, est très différente. Le capital est un rapport social de production.
Rapport social = un élément (il n’y a pas que le capital !) d’une architecture sociale qui lie et oppose les groupes sociaux. Rapport de production : le capital organise les groupes sociaux en fonction des relations qu’ils entretiennent à leurs conditions matérielles d’existence.
Or, si le capital est un rapport social de production parmi d’autres (esclavage, servage, petite production marchande, etc.), il est original et se caractérise par (au moins) quatre traits principaux :
1) L’expropriation de producteurs : les producteurs sont séparés de leurs moyens de production. Le serf, par exemple, croule sous la dépendance personnelle envers son seigneur mais il est toujours rattaché à la terre et peut en vivre.
2) La force de travail est transformée en marchandise : condition de sa survie matérielle, le producteur potentiel (le travailleur) doit trouver quelqu’un (le capitaliste) qui lui achète la seule chose qui lui reste, sa force de travail.
3) La plus-value : en unifiant la force de travail et les moyens de production, le capitaliste retire une plus-value qui est la différence entre le prix de la force de travail (le salaire) et ce qu’elle produit (c'est le rapport d'exploitation).
4) L’accumulation : pour que le capital comme rapport social de production soit cohérent, il faut que le capitaliste ne consomme pas toute la plus-value et en utilise au moins une part pour accroitre son capital de départ.
Attention, ce qui est nouveaux à l’époque de Marx n’est pas le capital comme rapport social de production mais le fait que celui-ci s’étendent à toute la société. Le capital (le marché, la monnaie, etc.) préexistent au capitalisme.
Et alors ? Qu’impliquent ces différentes définitions du capital ? Quelles en sont les conséquences pratiques et politiques ?
Dans le premier cas, l’enjeu est de résorber les inégalités sans toucher aux structures qui les produisent. Cela conduit vers les propositions d’imposition du patrimoine ou de modification du rapport de force K/L à l’intérieur des entreprises. Exploitez-nous moins !
Avec Marx par contre, il faut s’attaquer au capital comme rapport social de production et donc changer la société elle-même ! L’enjeu de la lutte de classe n’est pas la répartition de la valeur mais le contrôle de la production – le pouvoir sur le travail.
Voyons ce que donne cette définition comme grille d’analyse du documentaire :
L’épisode 1 interroge sur le travail et explore la piste du travail tripalimum (instrument de torture ; étymologie contestable au passage). Or, l’enjeu pour Marx ce n’est pas le travail comme souffrance mais le fait que le travail soit subordonné aux exigences du capital.
Les exigences du capital (l’accumulation) impliquent de durcir les conditions de travail (l’exploitation) afin d’extraire toujours plus de plus-value. Le capital pour maintenir sa dynamique en veut plus mais il rencontre en face un mouvement ouvrier qui s’organise.
L’emploi (épisode 2) dans le cadre du contrat de travail est une victoire pour le mouvement ouvrier car il formalise juridiquement la relation entre le capitaliste et le travailleur – en rendant le premier responsable vis-à-vis du second.
Comme nous l’avons vu par ailleurs, le lien de subordination est ambivalent car il est en amélioration par rapport à la relation nue K/L mais maintient la hiérarchie entre le capitaliste et les producteurs/travailleurs.
La dégradation de l’emploi telle qu’elle est évoquée dans l’épisode 2 n’appelle donc pas à un retour en arrière, à un rééquilibrage L/K mais au dépassement de l’emploi et du capital, par exemple par le salaire à vie qui (ré)unit le producteur et les moyens de production.
L’épisode 3 sur le salaire est le véritable point de départ du documentaire lorsque Lordon explique que le capitalisme est une prise d’otage généralisée du fait de la séparation du producteur de ses moyens de productions. C’est le problème.
L’épisode 4 présente le concept de capital (version Marx et version patrimoine). Il aurait probablement dû être le premier de la série pour une meilleure compréhension.
Un autre élément intéressant qui y est trop peu développé concerne l’origine du capital.
Un autre élément intéressant qui y est trop peu développé concerne l’origine du capital.
Selon les économistes classiques, l’origine du capital est à trouver dans la frugalité de certaines personnes qui au fil du temps auraient réussi à accumuler un capital tandis que les autres étaient trop peu prévoyantes. Le mythe de la cigale et de la fourmi...
Bien sûr pour Marx ceci est une fable car la réalité de l’accumulation primitive c’est la violence, les guerres, la colonisation, etc. On se rend alors compte que chez Marx, l’Etat et le capital sont liés car c’est le premier qui organise la guerre au service du second.
L’épisode 5 s’interroge sur ce qu’est le profit. Cet épisode témoigne de ce que peut produire une mauvaise compréhension duc capital. En effet, de nombreux intervenants expliquent que les crises proviennent du fait que les capitalistes n'investissent pas assez de leur profit.
En refusant d’investir leur profit, les capitalistes ne font pas tourner la machine – au détriment de tous (notamment de l'emploi). Les auteurs semblent reprocher en fait aux capitalistes ne de pas être d’assez bon capitalistes… et pas d’être des capitalistes !
Le début de l’ép 6 sur le marché est intéressant car il revient sur la définition marxiste du capital comme rapport social de production (via Lordon et Nubukpo). Cet épisode explicite également le fait que le marché est une construction sociale dépendante de la force de l’Etat.
Au total, il ressort de la série un goût d’inachevé, entre une vision patrimoniale du capital et une vision authentiquement marxiste. L’enjeu n’est pas la pureté théorique mais la définition de l’objet des luttes : taxer le patrimoine, protéger le travail ou renverser le capital.
