Sur la suggestion de ma TL, un petit fil pour répondre à la question : "quoi, l'arbalète, une arme noble ? Mais comment, alors que le concile de Latran II en 1139 l'avait condamnée" ? Oui, j'ai une TL formidable.
Alors oui, en 1139, cette arme est condamnée. Il faut dire qu'elle est un peu terrible : elle tue à distance. Ce qui est bien pratique pour le tireur, mais moins pour le chef qui se prend un carreau dans le coup. Bref, l'arbalète est une arme anti-personnelle.
Plusieurs rois finissent ainsi sur le carreau, si vous me passez l'expression. Guillaume II le Roux d'Angleterre en 1100, Waldemar le Jeune de Danemark en 1231. Richard coeur de Lion en 1199. Jaime Ier d'Aragon, lui, survit d'un carreau dans la tête au siège de Valence.
Comme vous voyez, plusieurs dates sont bien après 1139. En fait, l'arbalète se rediffuse autour de l'an mil (voir les travaux de Claude Gaier). Mais c'est surtout aux XIIe et XIIIe siècles qu'elle se perfectionne et se diffuse. Les armées françaises, anglaise adorent.
C'est aussi bien une arme pour défendre la muraille qu'une arme de champ de bataille ou de siège. L'arbalétrier peut se cacher derrière le mur ou un pavois. Surtout, l'entraînement de l'arbalétrier est minimal.
Au début, il faut une certaine force pour tendre la corde. Mais avec l'invention de manivelles et cranequins, l'effort est bien moindre.
Et puis, surtout, quelle alternative ? L'arc est encore loin d'être perfectionné, et surtout, même avec les exploits que l'on connaît des archers anglais, ben en fait, plus de la moitié de l'Europe ne voit pas la peine de s'y mettre. C'est beaucoup trop physique et cher.
Si en France c'est fifty-fifty, avec certaines régions dévolues à l'arc et d'autres à l'arbalète, ce qui fait qu'on a un peu l'équivalent France du football / France du rugby, en Allemagne, l'arc ? Niet tovaritch.
C'est bien simple. Regardez n'importe quel tableau représentant le martyre de Saint Sébastien. Si on est dans des terres d'arc, on ne verra que l'arc. Si on est dans des terres de l'arbalète, on aura arc et arbalète. Arc pour le côté historique, arbalète par identification.
En Allemagne, l'arc est quasiment inconnu. On se contente de tirer à l'arbalète : arme par excellence des bourgeois. En gros, quand on demande des contingents urbains pour une expédition, les villes envoient des paquets d'arbalétriers.
Tous les bourgeois doivent avoir des armes, maisils prennent ce qui est dans leurs moyensm et souvent selon la classe fiscale ils doivent avoir telle ou telle arme. Et tout bourgeois moyen doit fournir une arbalète. Surtout pour les nouveaux citoyens.
Quant aux princes des XVe et XVIe siècles, ils ne dédaignent pas l'arbalète. Voici quelques facteurs : 1) ils ne peuvent pas tournoyer avec des bourgeois, donc s'il faut faire des papouilles avec eux pour des raisons diplomatiques, comme seigneur ou voisin, on tire.
C'est véritablement un 'embourgeoisement temporaire'. Mais aussi 2) il y a un temps pour tout et la chasse et le tournoi, ça lasse. Il y a aussi une saison du tir, entre août et la mi-octobre.
On a des princes qui s'offrent de belles arbalètes ouvragées, qui s'invitent mutuellement à tirer et qui installent des pistes. Un duc de Saxe demande la taille habituelle d'une cible. La distance de la piste de Berlin est calquée sur celle d'Ansbach (à 400km)
3) l'arbalète c'est pépère. On tire assis ! Pas du tout le même effort physique. Et surtout 4) passé 1500,l'arbalète cesse globalement d'être une arme militaire pour rester une arme de chasse ou une arme sportive.
(si jamais vous n'avez pas compris, je plaide pour une histoire de la culture aristocratique qui n'est pas uniquement chevaleresque).
Arrive en effet un autre larron: l'arme à feu portative. Il faut attendre les années 1420-1430 pour avoir des armes individuelles. Et un siècle de plus pour avoir des mécanismes de mises à feu. Autrement dit : ça reste une arme rudimentaire et peu pratique.
C'est dans les années 1450-1470 que tous les pays allemands se mettent à financer des sociétés d'arquebusiers et à organiser des concours d'armes à feu. Mais les villes ambitieuses préfèrent des épreuves doubles: arbalète puis arquebuse.
Dans les villes,on s'accroche encore à l'arbalète, mais l'arquebuse est encore loin d'être l'arme idéale 1) le métier n'est pas encore spécialisé 2) c'est de la mauvaise fonte emmanchee dans du bois. 3) il faut de la poudre, et ça se trouve pas dans le sabot d'un cheval
Néanmoins, après 1500 on ne demande plus d'avoir une arbalète. Donc on a un basculement au profit des armes à feu ou d'autres (piques...). Mais du coup, l'arbalète reste une arme de distinction sociale, puisqu'elle n'est plus 'utile'.
Du coup on observe que les membres des sociétés d'arquebusiers sont souvent plus de la 'classe moyenne' tandis qu'une bonne partie des arbalétriers font partie de l'élite (au sens large). Mais généralement, les plus pauvres en ville n'ont ni l'une ni l'autre des armes.
Du coup, l'arquebuse apparaît comme l'arme du commun. Ça ne veut pas dire que les princes n'ont pas de très belles armes à feu avec gravures... Mais l'idée reste de plutôt tirer à l'arbalète.
Le côté club sportif s'aggrave dans la seconde moitié du XVIe. Dans le cadre de leurs RGPP les conseils décident de ne plus entretenir de fabricant d'arbaletes sur les frais de la ville. Voire de ne plus subventionner les arbalétriers.
Sauf... Que ceux-ci font des pétitions. Un argument : ça fout la honte quand tel prince ou telle ville organise un tir d'arbalete. Donc il faut qu'on en ait. Donc il faut un coach technique. Donc il faut organiser des tirs.
Au demeurant, ces artisans se reconvertissent partiellement dans l'emmanchage d'arquebuses et de gravures. Ils ont bie' compris que l'arbalète n'est plus qu'un de leurs produits et qu'il faut varier la gamme.
En gros j'observe 1) abandon de l'arbalète comme arme militaire 1460-1500. 2) affaiblissement des réseaux sportifs et diminution du marché (offre et demande) de l'arbalète 1500-1580 3) effondrement du système 1580-1620, merci la guerre de 30 ans.
Dans l'évêché de Wurtzbourg, la guerre des Paysans de 1525 marque la fin de la coupe régionale de l'arbalète. Dans les années 1580, des villes suisses suppriment les sociétés d'arbaletriers. Dans les années 1600 le métier est une spécialité secondaire des emmancheurs d'arquebuses
Il vaut mieux que je vous laisse poser des questions si vous en avez... Et sinon que je garde de quoi pour un autre fil.
Je fais de légers rajouts bibliographiques : Valérie Serdon, Claude Gaier et toujours Philippe Contamine. La thèse de Laura Crombie sur les Flandres 'archery and crossbow guilds'. Et bien sûr quelques articles parus ou à venir de ma part.
Et il me semble que Dirk Breiding a de belles photos d'arbaletes sur son compte Instagram
