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Sur la plupart des cartes d'Afrique aux XVIIIe et XIXe siècles, une chaîne de montagne s'étire le long du 9e parallèle, du Sénégal au Nigeria : les Monts de Kong.

Sa particularité ?
Elle n'existe pas.

Mais alors, d'où vient-elle ?

N'insistez pas, je vous le raconte 🌍🌄⬇️
Pour comprendre l'origine de ce mythe cartographique, il faut savoir que la question est triple :

1. D'où vient l'idée d'une chaîne de montagne située ici ?
2. Qui l'a « vue » le premier ?
3. Qui l'a baptisée « Monts de Kong » ?
Laissez-moi vous dire qu'on va répondre tranquillement à ces trois questions dans l'ordre pour éclaircir le mystère.

Alors on prend sa loupe, ses chaussures de marche les plus solides et c'est parti pour une enquête cartographique au fil des siècles et des continents (si)
La plupart des articles sur le sujet datent l'erreur de la fin du XVIIe siècle. Pas faux, mais pas vrai-vrai non plus. L'idée d'une chaîne de montagnes séparant les pays verts et couverts de forêts du golfe de Guinée de ceux, plus désertiques, du nord est bien plus vieille
Cette erreur vient en fait des géographies traditionnelles, notamment celle d'al-Idrissi et de Léon l'Africain, qui renversaient volontiers le cours du Niger, le faisant couler d'est en ouest. Ils imaginaient une source commune au Nil et au Niger, située dans des montagnes
Al-Idrissi dans son « Divertissement », puis Léon l'Africain dans sa « Description de l'Afrique », participent de la naissance des Monts de Kong, sans toutefois les nommer.

Dans sa description du Mali, Léon l'Africain évoque un « royaume situé entre des montagnes très élevées »
Al-Idrissi écrit au XIIe siècle, Léon l'Africain aux XVe et XVIe. Tout deux s'inspirent de récits de voyageurs et de descriptions géographiques de sources antiques.
Le coupable original serait Léon l'Africain qui, en publiant sa « Description » en 1550 à Venise, influence considérablement la cartographie future de l'Afrique. A peine 20 ans plus tard, les reliefs qu'il décrit sont déjà présents sur les cartes, comme celle de Ziletti en 1574
Les cartographes reprennent ensuite sa description en apposant des pictos de montagnes sur leurs cartes de l'Afrique. La chaîne se resserre au fil du temps et devient compacte dès la mappemonde de Nicolas Samson (1657)
Même si elle n'a pas toujours cette direction est-ouest, elle est quand même présente sur la plupart des cartes ultérieures, comme celle de Giuliano Zuliani en 1774
Dans « The Mountains of Kong in the Cartography of West Africa », Thomas Bassett et Philip Porter étudient un ensemble de 292 cartes anciennes (du XVIe au XXe) pour trouver une tendance générale à la présence d'une telle chaîne de montagne en Afrique (même si pas nommée)
Sur la période 1511 - 1699, 84% des cartes étudiées présentaient une chaine de montagne de direction est-ouest, là où les futures Monts de Kong seront représentés. Ce pourcentage ne descend pas en dessous de 80% pour la période 1727 – 1890
Tout cela nous montre qu'au cours des XVII et XVIIIe siècles, l'idée d'une chaîne de montagnes s'étendant le long du 9e parallèle fait son petit bonhomme de chemin dans les cartes. Mais personne encore ne les appelle « Monts de Kong »
Mais alors à qui doit-on ce nom ? Et qui a dit les avoir vues, ces montagnes ? Ce qu'il nous faudrait, c'est un témoin oculaire, et on va le trouver en la personne de Mungo Park, un explorateur écossais du XVIIIe
Park est un des premiers occidentaux à avoir exploré le fleuve Niger et n'a pas du tout froid aux yeux puisqu'à 24 ans, en 1795, il quitte l'Europe pour tenter de remonter le fleuve Niger dans son intégralité
A cette époque, malgré une très bonne connaissance européenne du pourtour et des côtes de l'Afrique, l'intérieur du continent est quasi inconnu au delà d'une bande de 30 km à partir du rivage. Il y a des « blancs » cartographiques dans toute l'Afrique
Au cours de son expédition, Park observe une montagne au loin, le 23 août 1796. Ses guides lui disent qu'elle se situe dans le royaume Kong, il le note dans son carnet, et c'est le début de la légende des Montagnes de Kong
A son retour au Royaume-Uni, il publie le récit de son voyage, agrémenté de cartes qu'il ne réalise pas lui-même car il est plus explorateur que cartographe. Il en confie la réalisation à James Rennel, éminent cartographe surtout connu pour son travail sur l'Inde
Rennel réalise deux cartes en 1799 : l'une pour représenter le voyage de Mungo Park (« The Route of Mr Mungo Park ») et l'autre présentant les progrès permis par l'expédition (« A Map shewing the Progress of Discovery & Improvement, in the Geography of North Africa »)
Sur la première, la montagne vue au loin par Park est notée, et la chaîne dont elle ferait partie est décrite : « A chain of great mountains extends along these parallels ». Elle n'est cependant pas dessinée, ni nommée
C'est sur la seconde carte qu'apparaît le terme « Mountains of Kong » pour la première fois.

Rennel apporte même sa petite touche perso en décrivant leurs « reflets bleutés » (oh, le poète)
On tient donc nos deux coupables toponymiques : le « cartographe zéro » à l'origine du nom, James Rennel, et le « témoin oculaire zéro » à l'origine du mythe, Mungo Park
On peut être étonné de la facilité avec laquelle Rennel « invente » cette chaîne de montagnes. En fait, comme pas mal de cartographes de son temps, il cartographie depuis son chez-lui en lisant les rapports d'expéditions.
Comme il l'explique lui-même, son but est surtout de faire coïncider les observations de ses contemporains avec celles des grands géographes du Moyen-Age et de l'Antiquité.
Si les observations contemporaines coïncident avec les classiques, alors ça matche et dans ce cas là la tentation de représenter le truc en question sur la carte est extrêmement forte.

Aussi Rennel s'appuie sur Léon l'Africain (encore lui !) pour justifier sa chaîne de montagnes
L'impact de Rennel est immédiat car il jouit d'une très bonne réputation : « sa » chaîne de montagnes est immédiatement reprise sur les cartes et dans les atlas. Le premier exemple connu : l'atlas d'Aaron Arrowsmith en 1802
En 1812, elles sont présentes dans l'atlas de John Pinkerton publié à Londres. En 1831, l’abbé Gaultier les mentionne dans sa « Géographie » en les présentant comme l’une des « huit montagnes principales de l’Afrique »
On les trouve ensuite dans mentionnées l'atlas américain de Samuel Mitchell en 1839 (publié à Philadelphie), ou encore dans celui de Thomas Milner onze ans plus tard, en 1850
Et on pourrait continuer comme ça longtemps ! Il suffit de chercher une carte d'Afrique de la première moitié du XIXe pour les trouver, ce qui peut surprendre au regard de la qualité cartographique atteinte à cette époque !
C'est finalement un français, Louis-Gustave Binger, qui prouvera que ces montagnes n'existent pas.
En 1886 il part en Afrique et dans son « Exposé des motifs de sa mission », il ne fait aucun mystère de son ambition : « Une question importante mériterait d'être menée à bien : je veux parler de la reconnaissance de la chaîne de Kong »
Il atteint la ville de Kong (actuelle Côte d'Ivoire) le 20 février 1888, et force est de constater qu' « il n'y a pas la moindre montagne à Kong, ni aux environs ; la contrée est une grande plaine, sorte de plateau sité à 650 et 700 mètres d'altitude ». C'est la fin du mythe !
L'expédition de Binger arrive trop tard pour empêcher Jules Verne de tomber dans le panneau dans « Robur le Conquérant » en 1886 (c'est dire) : « À l’horizon se profilaient confusément les monts Kong du royaume de Dahomey »
L'erreur va encore perdurer des années, jusqu'au début du XXe siècle même : Frank Jacobs dit sur son blog qu'elle est présente dans un atlas de 1905, le Mittelschulatlas de Trampler dont je n'ai trouvé que la couv' :(
Dans son excellent article « Grandeur et décadence des montagnes de Kong », Emmanuel Terrray s'interroge sur les origines du mythe. Il évoque « les collines du Togo » ou « les falaises de Bandiagara » qui auraient pu tromper la vue des voyageurs.
Mais la raison se trouverait peut-être aussi dans une « imagination hardie », une « logique expéditive » ou encore « l'horreur du vide » : l'homme serait plus rassuré par une chaîne de montagnes fictives que par une terra incognita
Il est aussi intéressant de constater que d'autres explorateurs (notamment Clapperton ou Richard Lander) traversent la zone au cours du XIXe et ne témoignent pas avoir vu une aussi grande chaîne de montagnes
Ils traversent des terrains accidentés au relief moindre et supposent qu'ils sont sur les contreforts des Monts de Kong : ils n'arrivent pas à mettre en doute l'existence même de la chaîne de montagnes, même si tous les indices concordent
C'est la preuve, selon Porter et Bassett, du « pouvoir autoritaire des cartes » : une fois la chaîne inscrite, c'est comme si elle existait, et il faut maintenant s'atteler à PROUVER SA NON-EXISTENCE, ne pas juste se contenter de la mettre en doute
Voilà donc ce qui fait tout le sel de ce mythe cartographique : il prouve la puissance du pouvoir des cartes, mais aussi leur danger. En inscrivant les Monts de Kong sur sa carte, Rennel confirmait ses théories sur le cours du fleuve Niger...
Plus qu'une erreur cartographique, ce pourrait être une falsification intentionnelle, une sorte de « fake news » géographique ! On serait donc plus dans le mensonge cartographique que dans l'erreur, et c'est aussi ça qui est passionnant avec cette histoire
Ma source pour cette histoire est d'abord cet article qui j'ai vu arriver sur mon fil Twitter le week-end dernier : dailygeekshow.com/monts-de-kong-… Puis j'ai creusé un peu : comme d'hab' la page Wiki est pas mal faite du tout fr.wikipedia.org/wiki/Monts_de_…
Mais là où j'ai vraiment appris, c'est avec ces deux articles : celui-ci persee.fr/doc/cea_0008-0… et celui-là (plus long, et en anglais, mais incroyable) cambridge.org/core/journals/… et avec le billet de « Strange Maps » bigthink.com/strange-maps/f…
Toutes les cartes présentées sont comme d'habitude issues de @GallicaBnF (c'est pour ça que certaines sont des traductions en français), mais aussi de l'incroyable collection de cartes de @DavidRumseyMaps – que ferais-je sans eux ? Je ne sais pas
Voilà, merci de m'avoir lu, je sais que c'était un peu long mais ça le méritait !
Et si ça vous a plus, vous pouvez retrouver toutes les histoires cartographiques je raconte sur Twitter ici ⬇️⬇️
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