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Jules Grandin @JulesGrandin
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Si on veut dominer le monde, encore faut-il le connaître.

Bien au courant de ça, l'URSS se lance tout au long du XXe siècle dans un chantier (presque) impossible : la cartographie de... l'ensemble de la planète, à différentes échelles et dans le plus grand secret ⬇️⬇️⬇️
Le but de la manœuvre ? La connaissance la plus précise possible de son propre territoire, et de celui de ses adversaires. Le résultat : plus d'un million (!) de cartes et plans représentant l'URSS et ses adversaires de l'Ouest
Ce projet était d'une ampleur considérable, mais aussi frappé du secret le plus absolu, les cartes étant un élément clé de toute campagne militaire. Il est donc difficile de le quantifier précisément, mais on sait qu'il s'est déroulé en plusieurs étapes
Dans un premier temps, les Soviétiques cartographient leur propre territoire : à partir de 1918, ils commencent la mise à jour de la première carte topographique impériale qui datait de 1801 et établissent une carte de Russie au millionième (1cm pour 10 km)
A partir des années 1950, ils étendent ce projet à l'ensemble de l'URSS, puis au monde ! L'ensemble de la planète est cartographié au millionième et au 1:500 000°, puis certaines zones d'Europe, d'Afrique ou d'Asie au 1:200 000° et au 1:50 000° (1cm pour 500 mètres)
Le tout assorti d'un grand nombre de plans de villes au 1:25 000° (1 cm = 250 mètres), voire au 1:10 000°, une échelle très précise
Voici par exemple la carte M31 au millionième (Nord de la France + Angleterre), la même au 1:500 000° (est de l'Angleterre), puis au 1:200 000° (l'est de Londres), puis au 1:25 000° (centre de Londres)
L'ampleur du projet n'est cependant pas sa seule caractéristique. Il est également remarquable de par sa très grande précision (parfois meilleure que les cartes américaines ou anglaises) et par son fourmillement de détails
En témoigne cet extrait de la légende présentant les différents types de ponts : largeur, poids supporté, type de construction... Tout est indiqué, consigné, légendé
La précision de cette cartographie secrète est d'autant plus intéressante que les cartes publiques russes étaient à l'époque volontairement déformées et erronées, au cas où elles viendraient à tomber entre de mauvaises mains
Cette déformation cartographique était une consigne officielle : les cartes ne devaient pas permettre la « reconstruction » de l'ensemble du pays et de sa géographie. Les tracés des fleuves et des routes étaient faussés
Cerise sur la carto : l'invention d'un nouveau système de projection donnant lieu à des déformations aléatoires : la projection de Ginzburg. Vitaly Ginzburg recevra d'ailleurs le Prix Staline en 1953
Cette notion de double niveau de précision dans la cartographie russe est très bien détaillée dans cette étude d'Alexey Postnikov datant de 2002 : « Double standards of map accuracy in soviet cartography » ⬇️ hundzor.org/lj/10postnikov…
Mais comment faire pour avoir une telle précision cartographique en pleine Guerre Froide, avec les moyens techniques de l'époque ? Trois moyens :
Tout d'abord, la copie des cartes occidentales de l'Ordnance Survey (🇬🇧) ou de l'USGS (🇺🇸), accessibles au public au format papier ou atlas, et qui ont pu assez facilement être rapportées en URSS pour être copiées
Puis, la reconnaissance aérienne cartographique (à partir des années 1940) et, surtout, les premiers satellites espions russes Zenit (à partir de 1962) deviennent des outils incontournables
Enfin, les cartes ont été enrichies par des espions sur le terrain. La plupart des cartes sont annotées et formulent des précisions impossibles à obtenir autrement que sur place.
Certaines cartes de Chine précisent si l'eau des étang ou des puits est potable. Celles d'Afghanistan indiquent à quelle période de l'année les cols et les passes sont franchissables.
Encore mieux : certains plans de villes présentent des entreprises dont les activités étaient à l'époque inconnues du grand public ! C'est le cas sur la carte de Seattle, où une usine de torpilles est indiquée sur la carte
Sur Seattle, la comparaison entre la carte soviétique de 1973 et celle (américaine) de l'USGS montre bien l'impressionnant niveau de détail des cartes soviétiques
C'est encore plus visible sur la comparaison de la carte de Pembroke (🇬🇧) par les soviétiques (1950) et par les anglais de l'Ordnance Survey (1953). Avec la version Google Maps en bonus
La carte de Chatham (🇬🇧) montre l'usine de fabrication des sous-marins de la Royal Navy, et indique la capacité et la largeur des ponts. Une information extrêmement sensible, qui n'était pas présente sur la carte Ordnance Survey contemporaine
Celle de San Diego (🇺🇸) présente aussi des détails sur les installations militaires navales qui n'apparaissent pas sur la carte américaine. Elle est aussi accompagnée d'un long texte qui fourmille d'informations : transports, télécommunications...
... mais aussi profondeur des voies d'eau, longueur de la piste d'aéroport, informations sur la température, les usines, les fermes voire sur l'urbanisme générale de la ville (indications sur la présence de jardins en fonction des quartiers)
Sur la carte de Londres, on peut voir figurer en vrac : les ministères, les cours de justice, Scotland Yard, les bureaux de postes, la BBC, la mairie, les universités, les quartiers généraux de la marine... mais aussi les stations de métro et les jardins de Hyde Park !
Le terrain permet de faire figurer des informations capitales en cas ou de conflit : camps militaires, sites industriels, profondeur des canaux, état des routes, écart entre les arbres des forêts... Tout un tas d'informations invisibles sur une photo aérienne ou satellite
Ce travail de fourmi mené sur des dizaines d'années est d'une telle précision, notamment dans le tracé des limites et des frontières, que ces cartes ont été utilisées longtemps après la chute de l'URSS, et certaines le sont encore aujourd'hui
Ces cartes, qui étaient frappées du secret le plus absolu durant la Guerre Froide, se retrouvent à partir des années 1990 dans toutes les mains, qu'elles soient américaines, anglaises ou russes (ici un stock de carte en Lettonie)
En effet, selon John Davies, 25 bases militaires soviétiques possédaient un jeu entier de ces cartes topographiques mondiales, qui furent vendus au plus offrant à partir de la chute du mur de Berlin
Etrange destin que celui de ces cartes : top-secrètes tout au long du XXe siècle, la perte de l'une d'entre elles aurait alors mené le fautif directement en prison. Mais dans les années 1990, elles sont vendues au poids au prix du papier !
On sait par exemple que la collection de cartes du dépôt de Riga fut vendue à des Américains au poids : plus de 6 000 tonnes de cartes ! Les universités occidentales (Oxford, Stanford, Austin...) achetèrent aussi des lots de ces cartes en masse
Pourtant, les cartes (surtout militaires) sont des objets très protégés, encore aujourd'hui. En 2012 par exemple, un officier russe à la retraite fut condamné à 12 ans de prison pour avoir vendu un lot de 7000 cartes à un Américain ⬇️
latimesblogs.latimes.com/world_now/2012…
Et la France ? Elle n'a pas été cartographiée au niveau du plan de ville, mais est couverte entièrement au 1:500 000° sur une quinzaine de feuilles dont voici celle qui contient Paris et l'Ile-de-France (et donc le Vexin ✊)
Vous pouvez avoir accès à ces cartes numérisées sur votre cartothèque en ligne préférée, mais aussi sur ce site, qui en répertorie énormément, en fonction de l'échelle maps.vlasenko.net/soviet-militar…
Mes sources pour cette histoire : ces deux wired.com/2015/07/secret… excellents wired.com/2015/07/soviet… articles de @WIRED, un autre news.nationalgeographic.com/2017/10/maps-s…
de @NatGeo, le site du « Red Atlas » redatlasbook.com et cette note de blog blogs.bl.uk/magnificentmap…
Si ça vous a plu, vous pouvez retrouver sous ce tweet épinglé toutes les histoires cartographiques que je raconte ici ⬇️
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