Le dernier épisode de « La belle histoire de France », animé par Franck Ferrand sur @CNEWS, portait sur la période des "grandes invasions". Comme le précédent, c'est un mélange d'erreurs, de clichés et de visions politiquement orientées. Un thread ⬇️! #medievaltwitter#histoire
Des erreurs, d'abord. Par exemple ici :
"A Andrinople, les Wisigoths ont carrément mis en fuite l'empereur romain d'Orient Valens" (03'51)
Jolie boulette, car lors de la bataille d'Andrinople l'empereur Valens est "carrément"... tué. Oupsy.
"les Alains viennent d'Iran, comme vous pouvez le voir..." (4'47)
Les Alains sont effectivement un peuple originaire de l'actuel Iran, mais à ce moment-là Franck Ferrand montre l'Ukraine ou le sud-ouest de la Russie. Vivement qu'il anime une émission de géographie... !
"les yeux d'Attila sont de véritables rubis !" (12')
M. Menant exagère tellement que même Ferrand est obligé de le calmer en rappelant qu'a priori Attila n'avait pas les yeux rouges car « ce n'était pas un lapin ». Merci CNEWS pour cet enrichissement intellectuel permanent.
De fait, cette description est étonnante car on n'a qu'une seule description du physique d'Attila, par un chroniqueur nommé Jordanès : « il avait de petits yeux ». C'est tout. Du coup, tout le reste, c'est... de la fiction.
Ce qui en soi n'est pas grave. Tous les historiens utilisent leur imagination dans leur travail, a fortiori dans leurs cours ou en faisant de la vulgarisation. Ivan Jablonka a même écrit des pages brillantes sur ça. Mais simplement, comme toujours, il faut le dire !
"on peut même pas appeler ça des fermes, ce sont des sortes de cahutes […] Mais on a déjà la maîtrise des moissons, c'est-à-dire qu'on plante des céréales ! » (25'30)
Marc Menant pense visiblement que les sociétés du Ve siècle ap. J.C. vivent comme au début du Néolithique...
Et il continue :
« Ce sont des populations qui ont quitté la manière extrêmement primitive pour entrer dans la civilisation »
Jugement moral, anhistorique ("entrer dans la civilisation"). En plus, franchement, ça ne veut rien dire ("quitter la manière primitive" ??)
"Et ce sont des peuples qui sont condamnés, de par l'omniprésence de la religion chrétienne, à se rendre à l'église tous les jours ! Les curés veillent !" (26'20)
Marc Menant, en roue libre, multiplie les anachronismes et les jugements moraux (« condamnés »...)
Trois erreurs ici : au VIe siècle, évidemment, le christianisme n'est pas « omniprésent ». Les curés ne s'imposent vraiment qu'au XIIIe siècle, et la prière quotidienne n'est jamais rendue obligatoire au Moyen Âge.
Menant dit tellement n'importe quoi qu'ici Franck Ferrand, plus au fait des réalités historiques de la période, essaye de le corriger d'un discret "les évêques, surtout...". On le sent presque gêné, et de fait il y a de quoi.
Des clichés, ensuite comme quand Menant dit que les Huns mangent « de la viande crue ». Il reprend ici le jugement d'Ammien Marcellin sur... les Goths (et pas sur les Huns, mais bon, pourquoi être précis ?), sans du tout l'interroger
Alors qu'il est assez évident que ce chroniqueur romain se sert de ce détail, authentique ou non, pour renforcer l'aspect barbare des Goths. Lévi-Strauss a bien montré l'importance de la frontière entre le cru/le cuit pour distinguer le nous/les autres
Il est intéressant d'ailleurs de noter que ce cliché est réutilisé au Moyen Âge : Joinville dit la même chose au sujet des Mongols. C'est d'ailleurs de là que viendrait l'expression du « steak tartare » ! #toiaussifaitdelhistoirecommeFranckFerrand
On continue avec des simplifications. Ferrand parle ainsi des « drakkars », alors même qu'il dit savoir que le terme n'est pas approprié, ou des « Vikings » sans jamais expliquer qu'en réalité les « Vikings » ne sont pas du tout un peuple.
« viking », dans les sources médiévales, désigne en effet une activité, un mélange de piraterie et de commerce : littéralement, "on part en viking". On est donc un viking, comme on est un marin, un marchand ou un pirate. On peut du coup employer le terme, mais sans majuscule... !
Idem pour les « grandes invasions ». Ferrand commence l'émission en rappelant que le terme est « un peu daté », que les historiens l'ont « changé » pour dire « mouvements de population » mais que cela « revient au même »
Méchants historiens, accusés d'avoir « changé » le terme car il serait « trop stigmatisant » ! C'est une stratégie rhétorique révélatrice, qui place les historiens du côté des chicaneurs-pénibles-politiquement corrects, et donc a contrario Ferrand dans le camp des courageux.
En réalité, si les historiens ont arrêté d'employer le terme « grandes invasions », ce n'est pas parce que c'est « stigmatisant », mais c'est parce qu'on est de moins en moins sûr qu'il s'agisse d'invasions. Ce qui ne revient pas DU TOUT au même. Cf ici : campus-condorcet.fr/fr/pour-tous/l…
Les recherches récentes, nourries notamment par l'archéologie, insistent en effet sur la lenteur des processus, les transformations très progressives dans les modes de vie des populations, la grande fluidité des identités individuelles, etc.
Certains historiens, appuyés sur l'archéologie et les analyses ADN, vont même jusqu'à émettre l'hypothèse (prudemment) selon laquelle il y aurait très peu de mouvements de population. Cf par exemple cette conférence de B. Dumézil :
On termine avec le plus sensible – et le plus subjectif : la vision politiquement orientée, sous-tendue par un message nationaliste venu tout droit du XIXe siècle, qui sous-tend tout l'épisode.
Au début de l'émission, Ferrand explique que les barbares ont pu rentrer dans l'empire car « en face d'eux, il y a une police de moins en moins forte ». Les légions romaines sont donc une « police », qui, trop faible, a laissé rentrer de dangereux migrants...
Franchement, c'est dur de ne pas lire un vrai message politique derrière cette vision historique... Et c'est assez grinçant, du coup.
(photo : Stefania Mizara)
Enfin et surtout, par deux fois, Christine Kelly demande, inquiète, si malgré « toutes ces invasions, tous ces mélanges », on peut « toujours dire nos ancêtres les Gaulois » (22'35), puis si la France a bien évité « la créolisation » (43'58)
Franck Ferrand rassure : tout va bien, les Gaulois sont restés des Gaulois, à la limite des Gallo-Romains. Les peuples barbares ne sont qu'une « écume » qui n'ont rien changé aux structures fondamentales de la population française/gauloise.
Le risque du « mélange » est écarté : la France est bien une nation éternelle, qui a su traverser les invasions (romaines puis barbares, en attendant les Sarrasins la semaine prochaine) sans jamais changer.
Dans la tête de Franck Ferrand, une nation n'est pas une entité qui se transforme en permanence : on est ce que l'on naît, point. A quoi bon, dès lors, (prétendre) faire de l'histoire... ? Car l'histoire n'est rien d'autre que la science des changements sociaux.
On donne notamment plusieurs conseils de lecture/podcasts/vidéos (pas du tout exhaustifs) pour approfondir sur cette période en faisant un peu de l'histoire, pour de vrai.
Merci d'avoir suivi ce thread ! Comme toujours, j'accueille avec plaisir les remarques, les critiques, les retours, mais je bloquerai assez vite les insultes à base de « méchant gôchiste jaloux ». Sur ce, on se retrouve pour le prochain épisode !
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Emmanuel #Macron, président « jupitérien » ? Lui-même n'a employé la formule qu'une seule fois, mais elle a vite envahi les médias. Or cette comparaison entre un dirigeant et les dieux de l'Antiquité a une longue histoire... ! Un thread ⬇️ #histoire#medievaltwitter
On pourrait bien sûr penser à la manière dont Louis XIV s'est comparé à Apollon, construisant sa légitimité autour de l'image du « roi Soleil ». Mais ces rapprochements sont également utilisés dès le Moyen Âge !
Vers la fin du XIIe siècle, Pierre d'Eboli, chroniqueur du sud de l'Italie, écrit un éloge de l'empereur Henri VI, sur commande du chancelier impérial. L'empereur y est souvent appelé « Jupiter Tonnant » et son épouse « Junon ».
En plein hiver, peut-être avez-vous apprécié une bonne raclette, ou des pâtes au parmesan... 🧀 Mais qui lait-cru ? Le fromage était loin de faire l’unanimité au Moyen Âge. Un thread ⬇️ ! #histoire#medievaltwitter
En effet, le fromage est globalement critiqué par les médecins médiévaux, qui le jugent difficile à digérer. Au Xe siècle, Isaac Israeli est catégorique : « le fromage est universellement très mauvais ». Vous voilà prévenus !
Considéré comme un aliment rustique, le fromage est plutôt réservé aux plus modestes. Il peut être un marqueur de distinction sociale : aux nobles la viande, aux valets le fromage.
La croisade... aventure chevaleresque, idéal chrétien... mais aussi cauchemar logistique. A la fin du Moyen Âge, les souverains cherchent à organiser LA croisade idéale. Et s'arrachent les cheveux. Un thread ⬇️ ! #histoire#medievaltwitter
En 1454, le duc de Bourgogne Philippe le Bon s'engage à partir en croisade lors du banquet dit du « vœu du Faisan ». Echaudé par le souvenir de la défaite de Nicopolis en 1396, le duc sollicite ses experts et espions pour préparer soigneusement son expédition.
Résultat : près de dix ans d'enquêtes, d'avis, de mémorandums, de contrats, conservés dans les Archives départementales de Lille et qui témoignent de l'élaboration méticuleuse d'une future croisade.
L'expression « Bois mes règles ! » circule dans les milieux féministes pour se débarrasser d'un homme devenu trop entreprenant. Dégoûter un homme en convoquant des aspects prétendument répugnants du corps féminin : au Moyen Âge, il s'agit d'un lieu commun. Un thread ⬇️!
Le prédicateur du Xe siècle Odon de Cluny écrit par exemple que « si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la seule vue des femmes serait nauséabonde ». Une image qu'on retrouve dans le Roman de la Rose (XIIIe siècle)
Ces affirmations sont le fait d’hommes voulant écarter d’autres hommes de la compagnie réputée immorale des femmes. Celles-ci pouvaient-elles reprendre l’argument à leur compte et s’en servir comme celles du XXIe siècle ?
Saviez-vous qu'au XIIIe siècle, le roi Louis IX (= saint Louis) avait installé dans le nord de la France des centaines de Sarrasins convertis au christianisme, qui touchaient des pensions de l'Etat... ? Pour ce #VendrediLecture, un thread autour d'un livre récent ⬇️ ! #histoire
Le livre en question, c'est « La prunelle de ses yeux. Convertis de l'islam sous le règne de Louis IX », écrit par le médiéviste anglais W.C. Jordan et récemment traduit en français par Jacques Dalarun. (Publié par les @editionsehess)
Vous avez haleté en attendant les résultats des #ElectionsAmericaines, mais aviez-vous suivi les débats télés entre les deux candidats ? Au Moyen Âge, les seigneurs connaissent eux aussi l'importance des débats et des discussions... Un thread ⬇️ ! #histoire#medievaltwitter
Contrairement à un cliché répandu, seigneurs et chevaliers ne sont pas des brutes épaisses : à côté du combat, la culture littéraire et l’éloquence font aussi partie des valeurs qui définissent le chevalier « modèle ».
Conon de Béthune, seigneur du début du XIIIe siècle, est par exemple présenté comme un « sage chevalier, hardi et bien parlant ». Être « bien parlant » est un vrai signe de distinction sociale, source de prestige dans la société seigneuriale.