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Bonjour tout le monde, c'est déjà le dernier jour et je voudrais vous parler d'abord des outils du sociologue.
On a une idée assez nette de ce à quoi ressemble la recherche en sciences de la nature, matériellement parlant.
Alors bon souvent cette idée est fausse, évidemment.
D'ailleurs des gens comme Bruno Latour ont montré comment cette recherche fonctionnait de façon un peu plus concrète.
Il reste qu'on se représente assez bien l'appareillage avec lequel on étudie le monde physique.
Par contraste, quand on cherche à quoi ressemble le lieu de travail des sociologues, on trouve souvent des bureaux et des bibliothèques.
J'ai l'impression que ça contribue à l'image, donnée par certains intellectuels anti-sociologie, d'une recherche qui serait essentiellement
"de bureau". Combien de fois je me suis retrouvé dans des discussions à me faire dire que "La recherche c'est bien mais faudrait aussi vivre
un peu dans le monde réel", que "Vous n'êtes bons qu'à lire des livres, nous on est dans le concret", etc. C'est assez fréquent.
Et je pense que ça vient aussi du fait que l'on ne connaît pas bien, matériellement, ce qu'implique la recherche en sciences sociales.
On est pas assis dans un recoin de café ou de bibliothèque à ergoter sur la nature supposée du monde, loin de là !
A l'inverse, beaucoup de gens vont aussi soutenir un discours sur la base de "l'observation". Ca s'est vu avec la thèse populaire du "grand
remplacement", qui vient entièrement d'un type qui a pris le métro et s'est dit "Oh dites donc y'a pas bien de Blancs quand même".
Il suffirait de "regarder autour de soi" pour faire de la sociologie, en quelque sorte. Ce qui est tout aussi faux.
C'est là que les outils interviennent : comme le microscope, le télescope, ou n'importe quel autre outil scientifique, on n'intervient pas
directement dans le monde. On a des "filtres" qui viennent se mettre entre lui et nous, qui nous permettent de dégager nos données.
Je vous fais donc une rapide présentation de ceux que j'utilise, moi.
Le premier, et peut-être le plus important, pour le type de terrain que je fais, c'est la grille d'entretien.
Celle-ci est extraite de mon mémoire de M2, c'en est juste un petit bout.
La grille peut être imprimée ou non, de toute façon au bout d'un moment vous la connaissez par coeur. Elle forme votre "scénario" des
entretiens que vous menez. On peut en dévier dans un entretien qualitatif, elle n'a pas à être suivie à la lettre. Elle peut aussi être
changée au fur et à mesure du travail : peut-être qu'elle formulait mal certaines questions, etc. Cette grille est à distinguer d'un autre
outil proche, que je n'ai pas employé, le questionnaire. Celui-ci est l'outil des sociologues quanti, et est bien plus rigide.
Cette grille d'entretiens révèle tout le travail qui entre dans la production de l'objet, elle contient des hypothèses, si vous voulez.
Ici par exemple je cherchais à tester l'hypothèse selon laquelle la fermeture résidentielle vise à privatiser des aménités urbaines.
Je cherche aussi à voir si cette fermeture s'inscrit dans des trajectoires résidentielles "ascendantes", où une certaine condition
économique va permettre de se distinguer par le logement, et donc potentiellement à vouloir se "préserver".
Ce que je veux montrer c'est qu'on se pointe rarement en entretien juste pour tchatcher avec les gens. Ca ne servirait pas à grand-chose.
Un entretien ce n'est pas une discussion entre amis sur le temps qu'il fait, si vous voulez. Il est systématique, les questions ne viennent
pas par hasard. Elles sont thématisées, hiérarchisées, et une fois posées, elles peuvent être comparées.
Ce qui m'amène à un autre "outil", l'entretien retranscrit. Voici un extrait.
On retranscrit tout. De plus en plus je retranscris aussi le non-verbal, les pauses, les déplacements, etc.
Et après on "code". On imprime tout, et on passe au fluo sur les parties comparables entre plusieurs entretiens. On essaie de faire
ressortir des éléments communs, ou au contraire discordants, d'essayer de comprendre en quoi ce qu'on nous dit n'est pas une simple
opinion personnelle mais quelque chose de relativement partagé entre les membres d'un groupe social.
Votre entretien, une fois qu'il a eu lieu, vous allez le réécouter phrase par phrase pour tout recopier, puis le relire, et le relire, etc.
Si je passe 1h en entretien, je vais en moyenne en passer 5 rien que pour retranscrire l'entretien.
Pas exactement la même chose qu'une discussion à bâtons rompus avec un voisin, quoi.
Autre outil qui nous vient de l'ethnographie, le carnet de terrain.
Le folklore veut que ce soient des beaux objets en cuir relié. Perso mes carnets sont des cahiers de brouillon premier prix.
(Là je triche c'est un cahier de prise de notes parce que tous mes carnets sont dans mon casier au bureau)
En effet il m'en faut beaucoup donc j'ai pas les moyens d'acheter des cahiers grand luxe.
L'entretien transcrit sert à analyser l'entretien, le carnet sert à analyser les observations.
Là encore chacun a son système. Moi je pratique la vieille technique de la double page : quand je reviens du terrain, je note la date, puis
tout ce qu'il s'est passé "objectivement" sur la page de droite. Untel a crié sur Telautre. On est allés chez Mme X. J'ai croisé M Y dans la
rue et il m'a parlé de tel et tel sujet. On était 45 personnes, dont 26 hommes et 19 femmes, à la réunion. On était assis selon telle
disposition. Et ainsi de suite. Il y a des schémas, des réseaux d'acteurs, beaucoup de descriptions.
Sur la page de gauche, j'écris tout ce que je ressens. Ca va d'ébauches d'analyses (il a crié car à ce moment là tel propos remettait en
cause sa présentation de soi, etc.), à des questionnements (y a-t-il systématiquement moins de femmes que d'hommes ?), mais aussi à des
impressions (j'ai eu peur, j'ai été surpris, j'ai été énervé, etc.). Le but est d'avoir une trace de ce qu'il se passe dans notre tête au
niveau analytique, mais aussi de mettre nos propres sentiments à distance, pour pouvoir les analyser.
Autre outil fameux : l'enregistreur (accompagné d'un stylo pour l'échelle).
L'enregistreur ne sert pas "seulement" à retenir le son pour la retranscription de l'entretien plus tard. Si ce n'était que ça j'utiliserais
mon téléphone. Il a aussi une autre utilité, qui est de poser la situation d'entretien. Celui-ci est pas mal pour ça : il est pas invisible,
il brille bien, il a une grosse diode rouge qui s'allume quand ça enregistre, on sait qu'on est en train d'enregistrer (je n'enregistre
évidemment jamais sans consentement), mais il est suffisamment discret pour que la personne se détende aussi à mesure que l'entretien avance
dans le temps. On n'oublie pas l'enregistreur (je le déplace régulièrement pour bien rappeler sa présence), mais il est moins inquiétant.
L'idée est bien que la situation d'entretien, ce n'est pas une situation "normale". Et ça a ses effets sur ce que les gens disent.
On veut toujours "bien présenter", même quand on sait que personne d'autre que l'enquêteur aura accès au son. Ca tombe bien : je ne cherche
pas à entendre le "for intérieur", mais bien davantage ce qui est une présentation de soi jugée "acceptable" par l'interviewé.
Parfois l'enregistreur peut aussi faire l'objet d'un refus (trop risqué, trop effrayant). A ce moment-là il faut tout noter au fur et à
mesure sur son carnet, pour en perdre aussi peu que possible.
Dans mon cas cet autre outil m'a peu quitté pendant le terrain.
Il y a encore une fois le souhait qu'on sache qu'il y a photo (ce qui n'est pas aussi net avec un téléphone).
La photo nous sert un peu différemment de ce que font les journalistes : on s'en sert moins pour illustrer une histoire que pour représenter
toute cette part de description qui est non-descriptible verbalement, et peut être saisie visuellement. Elle peut aussi nous servir de
support en entretien, ou même d'outil (des sociologues prêtent des appareils photo aux enquêtés, pour voir leur vision du monde, etc.).
Là je ne vous en ai présenté que quelques uns en privilégiant les "choses" que l'on touche.
Il faudrait rajouter tous les outils techniques que l'on ne touche pas : les représentations de réseaux, les cartes, les représentations de
trajectoires, les typologies, que sais-je encore.
Mais aussi tout ce qui relève de la sociologie quanti, que je connais moins bien : les régressions statistiques, et ainsi de suite.
Bref face aux deux discours que j'identifiais tout à l'heure (celui du sociologue au café de Flore qui disserte sur le monde depuis des
idées abstraites, et celui de la simple discussion de bistro ayant valeur de connaissance sociologique), on peut opposer au contraire le
fait qu'en pratique la sociologie relève souvent d'une observation systématique, qui s'appuie sur tout un ensemble d'outils.
Récemment dans une discussion quelqu'un remettait en cause une collègue car elle avait pour un papier interviewé une dizaine de sujets.
Il disait "Ouais ben moi aussi je vais aller parler avec 10 gusses dans la rue et j'aurai fait de la socio !".
Sauf que non. Ce n'est pas un problème de nombre, c'est un problème de moyens.
De la même façon, vous pouvez observer 7000 arbres, vous n'aurez pas progressé en biologie.
Voilà pour la question des outils, j'espère qu'elle vous a intéressés. Ce n'est qu'une petite introduction, il y en a évidemment tant et
plus, et je suis loin de tout connaître. Je voulais seulement illustrer un petit peu ce que je connaissais.
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