Thread by @WeillClaude

Le cas Taha Bouhafs et les polémiques qu'il suscite (soutien des sociétés de journalistes de médias mainstream, déni par d'autres de sa qualité de journaliste) a le mérite de poser clairement la question: qu'est-ce qu'être journaliste? La réponse est loin d'être claire. Thread

1/ L'appellation journaliste est très mal protégée. Pas de diplôme validant ou de liste d'habilitation. La carte de presse n'est pas le critère: elle n'est ni une condition nécessaire, ni un titre de travail.

2/ Selon le Code du travail (art 7111-3), "est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse (...) et qui en tire le principal de ses ressources".

3/ MAIS La Cour de Cass a jugé (25/09/2013) que "dans le cas où l'employeur n'est PAS une entreprise de presse, la qualité de journaliste professionnel peut être retenue si la personne exerce son activité dans une publication de presse disposant d'une indépendance éditoriale".

4/ Cette décision a ouvert grand la porte. Avec une définition aussi vague, n'importe qui peut se dire journaliste. Suffit d'avoir un téléphone et un blog ou un quelconque site internet. Je ne parle pas ici de T. Bouhafs, qui est bien, depuis peu, salarié de Là-bas si j'y suis.

5/ Face à l'explosion du journalisme dit "indépendant", la position consistant à dire "ce n'est pas du journalisme mais du militantisme, donc ce ne sont pas des journalistes" se heurte à un problème: il n'y a pas de base juridique pour distinguer le "vrai" journalisme du "faux".

6/ Le problème avec ce journalisme "indépendant" c'est qu'au nom de la liberté d'informer, et avec l'appui des rédactions de médias classiques, pourtant supposés vendus au pouvoir et aux puissances d'argent, il revendique les mêmes droits et garanties (secret des sources, etc)...

7/ tout en s'exonérant des contraintes déontologiques (vérification, confrontation des points de vue, etc) et juridiques (loi de 1881, diffamation, droit de réponse, etc), qui pèsent sur la presse classique. S'ils sont "indépendants", c'est surtout vis à vis des règles du métier.

8/ Ils s'autorisent de leur vision caricaturale des médias ("dépendants" donc vendus) pour cultiver leur propre confusion entre journalisme et militantisme et légitimer des pratiques aux antipodes de l'éthique journalistique élémentaire (couverture à sens unique, fakes, rumeurs).

9/ "Je ne suis pas plus militant qu'un journaliste de Point ou de BFM-TV", déclare Taha Bouhafs dans une interview à Reporterre (qui s'était illustré par la diffusion de papiers particulièrement délirants sur le faux blessé de Tolbiac). C'est ce sophisme qu'il faut déconstruire.

10/ Ce discours est d'autant plus toxique qu'il trouve un large écho dans l'opinion, de plus en plus prévenue contre les grands médias, et plus encore chez les militants, qui préféreront toujours être confortés dans leurs certitudes que troublés par des vérités dérangeantes.

11/ Or il y a une différence essentielle entre journalisme et militantisme: un journaliste est payé pour INFORMER, pas pour défendre une cause. Il a des convictions personnelles, il peut se tromper. Mais il devra en rendre compte. A ses chefs, à ses lecteurs, voire au tribunal.

12/ Les sociétés de journalistes, si promptes à pétitionner pour les "indépendants" au nom de la liberté de la presse, seraient bien inspirées de mesurer le danger de mettre toutes les formes de journalisme sur le même plan, quand la confiance dans les médias est déjà si érodée.