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[THREAD] La télévision, laboratoire de l'humiliation. Voici l’émission Le pire stagiaire, sur Canal +. Une merveille de l’idéologie de la compétition sociale télévisée. Le présupposé de base est simple: les chômeurs sont souvent de gros débiles incapables et butés. C'est connu.
Ainsi l’un d’eux se rend dans une entreprise pour un stage d’un jour. Le « pire stagiaire » découvre le monde, n’a jamais travaillé. Le restaurateur, lui, est souvent mu d’une volonté altruiste : apprendre un métier à quelqu’un qui en a besoin. Voilà le tableau.
Le 23 mai dernier, l’émission se déroulait notamment chez Olivier, un restaurateur de Savoie. Un gîte de moyenne montagne, qui sert à manger, à boire et fait office de bar 6 mois de l'année. C’est une caméra cachée : la femme du restaurateur a fait une "farce" à son mari.
Arrive Louis, un aristocrate, amené par son père, François. Ils sortent d’une berline avec chauffeur. Le père dit à Olivier, le cobaye : « C’est grâce à mon intervention auprès de France TV que le stage de Louis a été validé. » L’émission passe sur C8, chaîne de Bolloré, bref.
Le cuisinier se retrouve dans la situation d’aider un vrai nécessiteux, de former à la vie réelle un gamin déconnecté du monde, qui part de très loin (un grand bourgeois, polo rose, coupe amidonnée, ton pédant).
« Allez me préparer un petit sandwich, j’ai grande faim », ordonne Louis. Dès la première minute, Olivier est gavé. « Si tu commences, j’appelle ton père », lance le cuisinier au « pire stagiaire », qui lui rétorque que « le tutoiement est réservé aux gens de (s)a caste ».
Olivier « n’est plus sûr » de vouloir tourner cette émission. « Je suis un montagnard, moi, je m’en bats les couilles. » Louis : « J’aurais dû vous appeler Mr Seguin. Vous avez des chèvres? » Olivier: « La prochaine fois que tu te fous de ma gueule, je t’en colle une. » Ambiance.
On rentre dans le gîte. Discussion sur le canapé. Le comédien surjoue un nanti idiot, content de ses blagues, rappelant sans cesse qu’il n’a guère l’habitude de passer son précieux temps avec des gens qui ne sont pas de sa « caste » (« des montagnards, dans leurs bourgades... »).
À 6 ou 7 reprises, Olivier manque de lui en coller une. À chaque fois, il fait la paix avec Louis, lui fait une accolade, redevient pédagogue, tout à sa mission de faire connaitre la vie à un jeune désocialisé. Le travailleur laborieux est généreux, le privilégié est irascible.
Le comédie joue à la caricature du nanti pédant. Devant son cinéma, Olivier perd encore patience. C'est ce qui est sensé nous intéresser : le point de rupture (comme dans l'expérience de Milgram).
« Je ne parle pas avec ces gens-là moi, normalement », dit-il autour de la tablée dressée pour l’occasion en regardant d’un oeil abattu Louis parler de « l’hôtel de papa aux Maldives » ou du « club des moins de 10k par mois » (qui devraient selon Louis déménager de Paris)...
L’aristocrate se met à moquer les habits des gueux avec lesquels il partage un repas. « Tu t’es vu avec ta veste de merde et ton pull rose? Tu dégages », dit Olivier. Le comédien est si mauvais, si lourd, qu’on se demande comment Olivier ne reconnait pas qu’il s’agit d’un faux.
(Mais la vie est remplie de faux si souvent devenus vrais, qu’on ne les distingue plus, sans doute.)
« Dans une demi-heure, s’il n’est pas parti, j’appelle la gendarmerie », dit Olivier. Louis est parti... voler des vêtements dans la chambre de clients pour se déguiser en «plouc». Oliver se lève. Louis appelle son père et garantit au restaurateur qu’il partira après le dîner.
La voix off annonce le feu d’artifice final : « Pour préparer le grand final du piège, nous allons écrire le mot plouc avec une clé sur le capot de la voiture d’un des (faux) invités et mettre le feu à la valise d’un (faux) client. » Dont acte.
« Petit fils de pute, petit bâtard. » Olivier saisit un extincteur pour éteindre la valise en feu puis menace d’éteindre l’aristocrate clepto-pyromane avec. Il demande alors de couper la caméra... Le père déboule en catastrophe à bord de sa voiture de luxe.
Il se met à hurler sur Olivier en l’accusant d’avoir tout inventé et d’être responsable du feu. Inversion de l’accusation (c’est très gros). Au point où on en est, on se demande si le cuistot ne va pas vriller contre le géniteur de cet incapable… Lequel pointe Olivier du doigt.
Olivier actionne la manette de la bombone anti-incendie et se met à poursuivre le costume trois pièces d’un bon pas. « Vous avez manqué une bonne action de relancer votre carrière de restaurateur », lui dit le père. Le mot de trop.
Olivier s’avance vers sa voiture, ouvre le coffre et fouille au fond d’une caisse en plastique. L’un des clients se précipite sur lui, suivi par tous les gens autour, mettant fin au supplice. « Caméra cachée! C’est une caméra cachée! Tout le monde est complice, on applaudit!»
Une dizaine de personnes s’agglutinent autour d’Olivier et se mettent à le secouer comme s’il venait de gagner une étape du Tour de France. Ils scandent son nom, celui du vainqueur...
Olivier a gagné. Il a réussi à ne pas empaler ce faux-stagiaire aristocrate venu le narguer dans son appartenance supposée à la caste des ploucs, des arriérés sans eau ni électricité, des gueux, ce million et quelques de cobayes du marché du travail assignés aux fourneaux.
Un mois plus tard, Olivier et sa femme ont revendu le gîte. L'émission n'en dira mot : Canal + n'en a rien à cirer de mesurer le traumatisme qu'a suscité son piège ou de valoriser le travail de ces sherpas du steak-frites. Le but est de voir jusqu'où on peut les mener en bateau.
Comme si la vie des travailleurs des services n'était déjà pas, en soi, une compétition à couteaux tirés où les pièges se cachent dans chaque recoin. Ce soir-là, selon les chiffres de saint-Audimat, 687 000 téléspectateurs ont regardé Olivier frôler l'homicide. 687 000...
