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Dans le domaine des arts martiaux, la technique prend svt. le pas sur tout le reste. Y compris au niveau historique, la tendance est à se focaliser sur l'objet, ou le geste, en ignorant le principal : quel cadre, quelle société, quelle organisation, quelles rapports de force ?
D'abord, il y aurait la pratique dans un local, une salle, qui serait une mise en place concomitante de l'introduction du sport "à l'anglo-saxonne" en Europe continentale.
Puis, son opposé, la vision d'une pratique martiale clandestine, extérieure à champ de la loi et de la société. Une pratique cachée, plus sanglante, parfois plus "vraie". Illustrée par les duels sur le pré, mais aussi les fréquentes allusions au "vrai-combat-dans-la-rue".
D'abord, on pratique le sport en salle depuis la Grèce classique et la Perse Achéménide. Les palestres (palaistra/παλαίστρα) sont des bâtiments connus aujourd'hui, organisés autour de la pratique du sport et de sa logistique, depuis les vestiaires jusqu'à l'hygiène.
Fun fact : la plus vieille église de France, Saint Pierre aux Nonnains, dans la Moselle, était à l'origine une palestre collée à un complexe thermal.
Sport et hygiène, sport et santé, un argument que les auteurs/martialistes du XVIe siècle vont conjuguer jusqu'à la nausée.
A l'inverse, l'incroyable brutalité de la violence des duels cachés ne vient pas de nulle part. A tout dire, elle est totalement liée à une culture du "laisser faire" de certaines structures politiques italiennes, qui exacerbent et glorifient la violence immédiate (et masculine).
Si vous êtes curieux sur les mécanismes de la violence d'épée à l'époque moderne, je ne saurais vous recommander deux ouvrages :

Croiser le Fer, par P. Brioist, H. Drévillon et P. Serna.
Il sangue dell'onore: Storia del duello, par M. Cavina
Bref, posons la question qui tue : comment sont organisées les communautés de pratiquants des arts martiaux dans l'Europe continentale de la fin du Moyen Age ?
Et bien, comme tout : par corporation/guildes.
Un bon exemple à prendre pour étudier ce phénomène, c'est la Belgique. On observe en effet dès le XIIIe siècle la constitution, dans les Flandres et le nord de la France, de guildes d'hommes armés. On les appelle "Gildes armées" ou "wapengilde".
Autour du XIVe siècle, avec le contact parfois "viril" des anglais, les guildes d'archers, souvent dites de "St Sébastien", se constituent. Pas besoin d'expliquer pourquoi.
Puis arrivent au XVe siècle les guildes d'arquebusiers, sous la protection de Sainte Barbe, dont le martyr est intimement lié au feu et à la foudre.
Et enfin les guildes d'escrimeurs à proprement parler, placée avec évidence sous la protection (et souvent sous le patronyme) de l'archange Michel. Parce que épée, combat, victoire, tout ça.
Par exemple, à Gand, en 1402, on retrace une guilde d'escrimeurs nommée "guilde de Saint Michel" qui possède les mêmes armoiries que des groupes d'archers du XIe siècle.
Plus vieux, à Tournai, on trouve une Guilde de St Michel dont la charte revendique une fondation en 1187, liant le groupe à la création d'une compagnie armée par Philippe Auguste. Liant de fait les guildes à une reconversion d'ex-militaires qui s'ennuient. Ou pas.
Partout en Europe, on voit en effet la présence de maîtres qui doivent sacrifier à des examens de maîtrise d'armes devant leurs pairs pour avoir le droit d'enseigner. Il y a une société martiale professionelle en Europe, qui, sans être immense, est réelle.
Un bon cas d'école, c'est la ville de Bruges, avec sa guilde de St Michel qui existe de 1444 à 1905. Une société martiale de presque 500 ans. Un demi millénaire. C'est long.
Nous avons l'énorme chance d'avoir les statuts de 1456 de cette confrérie de pratiquants d'arts martiaux, avec sa structure sociale et réglementaire.
En préambule, on y apprend notamment que la confrérie est formée en l'honneur de St Michel (quelle SURPRISE) et au couvent des ermites de Saint Augustin de la ville de Bruges, ordre mendiant fondé en 1243, après les franciscains (1210) et les dominicains (1215).
Comme pour toute affaire sérieuse, la suite ne parle ni d'honneur, ni de gloire, mais des choses fondamentales de l'époque médiévale européenne :
-La thune
-Le statut des membres
-Le grisbi
-La hiérarchie des pratiquants
-La monnaie
1er article: il pose un monopole, personne n'a le droit d'enseigner les arts martiaux hormis les maîtres membres de la confrérie. Amende de 20 livre parisis (c'est pas mal) pour tout contrevenant.
Fun fact : l'article désigne les bénéficiaires de l'amende : 1/3 pour le prince protecteur de la cité, 1/3 pour la ville, 1/3 pour la confrérie.
Second article : Aucun enseignant (meester) ou assistant/prévost (provoost) ne peut exister s'il n'est pas formé à Bruges, ou s'il ne peut fournir les papiers prouvant qu'il est formé correctement ailleurs.
Le LMD des arts martiaux, avec une forte composante endogame.
Article 3 : les COTISATIONS. Qui s'élèvent à deux schilling (équivaut à 2 sols) pour les "meester", 12 groat pour les "provoost" ( en gros 48 deniers), et 2 groat pour les élèves, ou "scolier" ( environ 8 deniers).
Article 4 : Les enseignants ne peuvent enseigner ailleurs. Ce système est plus protecteur que les vacations de l'enseignement public.
Oh, et le maître a interdiction de facturer moins de 4 sols PAR PERSONNE et PAR MOIS. En plus de l'inscription.
Aucune vente forcée...
Stop ici pour l'instant, je finirais après manger. Car je dois manger.
Fin du manger. Je reprends. Pour cadrer, on parle tjs de confrérie de pratiquants d'arts martiaux, en Europe, à la fin du Moyen Age.

Suite de l'article IV, donc : après avoir exposé un mécanisme de vente forcée, la confrérie interdit aux membres de lever la main ou une arme sur un autre membre. Amende : 6 livres parisii à CHAQUE violation de cette règle, divisées selon la règle de tiers de l'article I.
Article V : Pour les arts martiaux spécifiques (le texte utilise le mot "verboorghene", soit des arts martiaux cachés, secrets), comme le combat en armure, ou le maniement de la hache d'armes, le maître doit surfacturer encore plus. Pas de limite fixée à la facture.
Article VI : ENFIN, on fixe les règles d'acceptations des enseignants. Ce derniers doivent passer par un examen devant deux ou trois maîtres de la confrérie (si possible les plus renommés). Décision à la majorité absolue.
Article VII : si un enseignant de la confrérie doit quitter la ville de Bruges, il a pour obligation de remplir ses cours et leçons déjà payées. S'il ne le fait pas, il mange une amende de 10 livres Parisii.
Article VIII : Interdiction d'organiser des cours lors de PLEINS de jours sacrés, notamment :
Premier jour de l'année
Ascension
Assomption
Noel
Paques
Le jour de TOUS les apôtres
CHAQUE dimanche.

Amende : 3 livres parisii à chaque leçon interdite.
Article IX: Si un enseignant décède, une fois toute ses dettes payées post mortem, son héritier devra aussi verser 48 deniers.
Ou donner acheter une paire d'épées à deux mains à la place de cet argent.
Article X : Quand le même enseignant que celui de l'article précédent meurt, CHAQUE membre de la confrérie doit participer aux funérailles.
Les membres doivent répondre aux convocations du doyen, sinon amende de deux livres parisii, INTÉGRALEMENT touchées par la confrérie.
Article XI : Le respect des règles est assuré par le doyen et les intendants de la confrérie.
La Confrérie rédige ce document durant le 28 aout 1458, en présence des officiels de la Confrérie ( nommés Overtvelt, Vagheviere, Boonin, Ruebs, Hond, Velde, Groote, Janssone, Lavezuene, Screvel.)
En fait, la Confrérie avait déja rédigé des statuts en 1444, et commencés à approcher le gouvernement de la ville pour se faire reconnaître. Disons que ça a été LENT.
Les statuts de 1458, que j'ai résumé, sont ceux de la consécration !
La Confrérie de St Michel est reconnue par les autorités.
A ce moment, le groupe est dirigé par un Doyen (deken) secondé par un groupe d'intendants (zorghers). Un des premiers doyens est d'ailleurs originaire de Lille, terre de naissance de la Fête de l'Épinette.
Au XVIe siècle, l'administration de la Confrérie explose. Elle se dote d'un capitaine (hooftman), d'un gouverneur (governor) et d'un jury d'examen (eedt).
A côté existent le vainqueur du tournoi interne de l'année, dit le Roi (coninc).
Fun fact : si vous gagnez 3 fois le tournoi interne de la confrérie, vous gagner le titre.....

d'EMPEREUR (keiser)

qui est donné à vie et qui vous exempte de TOUTES LES TAXES.
A l'échelle de Bruges, la Confrérie est solide et mobilise du monde. En 1515, lors de la visite de Charles de Habsbourg, 50 membres de la Confrérie participent à la procession d’accueil. On les surnomme alors "de Hallebardiers"
En 1521, la Confrérie de St Michel se voit accorder les privilèges de toutes les "Wapengilden" et rejoint les arbalétriers, les archers et les arquebusiers.
C'EST
LA
GLOIRE
Un document de 1564 lié à la comptabilité de la ville de Bruges indique que c'est rentable : la Confrérie touche une somme de 48 livres annuelles de la part des coffres de la cité.
L'imbrication entre l'administration de Bruges et la Confrérie frise parfois le conflit d'intérêt. En 1663, le capitaine est Pauwels Cobrysse, qui n'est autre que .... le bourgmestre.
A l'aube du XVIIIe siècle, la Confrérie de St Michel est une institution bien établie, traditionnelle. En 1699, elle organise, comme tous les ans, une compétition d'épée à deux mains (slaghsweert), de rapière/dague (rapier and poignaert) et d'épée seule (deghen alleen).
A chaque fois, il y a entre 50 et 80 participants. A chaque épreuve.
Parfois, ils participent même aux cérémonies d'ouvertures et de clôture des évènements officiels. En 1749, la confrérie réalise une démonstration d'épées à deux mains à l'occasion de la Procession du Saint-Sang. Cela dure jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Mais les guerres napoléoniennes vont briser l'unité du groupe. La Confrérie est violemment dissoute au début du XIXe siècle. Elle se reconstitue en 1818 sous la forme d'un groupe d'escrime "à la française".
Ce club est finalement dissout totalement en 1905, puis reformé au cours du XXe siècle sous la forme, à nouveau d'un club d'escrime sportive.
Voila. Si vous avez aimé l'histoire de cette Confrérie de pratiquants d'arts martiaux aussi vieille que la plus vieille école de sabre japonais (Tenshin Shoden Katori Shinto-ryu, fondée en 1447), n'hésitez pas à vous abonner.
Addendum : ces informations proviennent, en grande majorité, des documents réunis par Ambrosius Keelhoff en 1869 depuis les fonds d'archives des villes de Bruges et de Gand. Traduits par Matt Galas en 2011 dans le second volume de "Arts de combat", chez l'A.E.D.E.H.
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