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En Direct du Labo @EnDirectDuLabo
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Bonjour ! Ce matin nous allons parler de sociologie des sciences =) je couperai certainement en deux threads car il y a plein de choses à en dire. Là en encore, je suis encore assez noob sur la question donc j'invite les sociologues à me corriger au besoin.
Il faut dire que mon rapport à la sociologie est assez ancien ! Comme beaucoup d'élèves aspirants physiciens je vouais une profonde admiration en la physique et ses pouvoir prédictifs, et je regardais de haut les Sciences Humaines et Sociales (SHS) comme un galimatias alambiqué.
J'ai vu pas mal d'élèves en physique dénigrer les SHS sous le prétexte de la supériorité de la méthode expérimentale et de la falsifiabilité des théories physiques, et présenter les SHS comme des non-sciences car leurs observations seraient non reproductibles etc.
Il faut bien voir que ce type de discours est une façon de se distinguer, en tant que scientifique "dur", des sciences "molles". C'est une stratégie de distinction car les sciences dites "dures" sont admirées dans la société (les gens me respectent car je fais des maths par ex).
Au lieu d'utiliser les mots "dur" et "mou", qui de fait viennent du langage courant, et donc charrient plein de présupposés symboliques et hiérarchiques, nous utiliserons les mots "nomothétique" et "idiographique".
En vraiment gros :

Nomothétique = Discipline visant à tirer des lois générales à partir de faits constatés (sciences de la nature)

Idiographique = Relatif à l’étude descriptive de cas singuliers, isolés sans chercher à en tirer des lois universelles (sciences humaines)
Bref les gens qui étudient les sciences nomothétiques ont tendance à se moquer des sciences idiographiques (mais rarement de l'histoire, étonnamment). Bien sûr, ce mépris est basé sur une méconnaissance profonde du fonctionnement et du contenu de ces dernières.
J'ai changé de position vis à vis des SHS quand j'ai lu un mémoire de master de socio, et j'ai trouvé la démarche vraiment rigoureuse vis à vis de mes canons de rigueur d'aspirant physicien que j'étais à l'époque (je n'avais pas 20 ans) !
J'ai continué ensuite à lire pas mal de socio pour chercher à déconstruire tous les préjugés inconscient que je pouvais avoir intégrés. Ca m'a été ultra utile sur ce point, et je ne serais pas du tout le même aujourd'hui si je n'étais pas passé à la moulinette de la sociologie.
Celles et ceux d'entre vous qui faites des SHS vous allez peut être rire, mais lorsque j'ai commencé à suivre des cours de socio j'ai été ébahi de la rigueur avec laquelle les professeur·e·s reprenaient les élèves en leur pointant les apories de leurs raisonnement.
Entre physiciens, on croit que seule notre matière est juste est vraie (FAUX) donc vous pourrez comprendre que les SHS c'était un tout nouveau monde pour moi. En primatologie pareil, j'ai vu des choses ultra rigoureuses. Ca m'a permis de relativiser ma définition de "science"
Au fil des années j'ai construit un savoir sociologique vernaculaire, car je lisais des trucs plutôt pour me cultiver ou me déconstruire. Je n'avais pas envisagé le fait de me tourner vers la sociologie des sciences (déjà je ne savais pas que ça existait) avant la fin de ma thèse
Ce qui a éveillé ma curiosité c'est l'expérience de la recherche. Je vais vous donner plein d'indices et vous allez comprendre. Déjà rappelez vous j'avais deux amis en thèse de cosmologie, qui ont eu deux directeurs de thèse différents caractériellement et scientifiquement...
...et la trajectoire professionnelle de mes amis semble être ultra déterminée par qui a été leur directeur de thèse ! Autre exemple : je vous ai dit l'autre jour que les grands centre de la géométrie de Poisson dans le monde, c'est là où il y a les doctorants de Weinstein...
...qui est rappelons-le, le fondateur de la discipline ! Comment peut-on l'expliquer ?? J'ai aussi entendu dire que la communauté de Poisson dans le monde est justement organisée ainsi : un grand réseau liant ces équipes entre elles, qui s'échangent les doctorants, postdocs, etc
Et du fait qu'elles sont dynamiques elles ont plus d'argent et donc attirent plus d'étudiant·e·s (cercle vertueux). Et de l'autre côté il y a des électrons libres (les français, les anglais et des gens à PennState par ex) qui sont hors de ce réseau de flux.
On m'a même dit que les gens intégrés dans le réseau d'équipes dominantes avaient tendance à se citer entre eux, et à "s'accaparer" les découvertes faites par les électrons libres en les reformulant ou les généralisant (car + de temps, de personnes et de moyens).
Cela se répercute même dans l'organisation de la conférence bisannuelle POISSON, dont le comité organisateur est bien entendu tenu par des gens du réseau d'équipes dominantes. Les conférencier·e·s invité·e·s à parler lors de la conf font partie du réseau. Peu d'électrons libres.
Cela influe sans nul doute sur la visibilité des travaux menés par les gens du réseau. C'est étrange de se dire qu'en mathématiques, la science sensée être la plus détachée des velléités et des contingences du réel, un facteur social entre en jeu dans l'établissement de la vérité
Au sens où, en mathématiques a priori, tous les résultats sont justes, mais il y aurait des facteurs sociaux qui détermineraient lesquels seraient retenus, encensés et jugés pertinents pour la suite ? Cela ne se baserait pas sur la seul "valeur" du travail produit ? Déstabilisant
C'est là qu'intervient la sociologie des sciences, car elle va nous aider à comprendre comment cela fonctionne, si jamais cela se vérifie bien !
Il se trouve que la sociologie des sciences est une discipline récente, apparue dans les années 1940, un peu en contrepoids de la philosophie des sciences.
La philosophie des sciences, en prétendant dire la vérité sur la science et le savoir, a souvent implicitement consisté à énoncer ce qu'elle devait être. En effet, en formalisant la démarche scientifique on définira implicitement ce qui est bien de ce qui n'est pas déontologique
La sociologie des sciences, elle, relègue la question du savoir scientifique de côté et se tourne vers le fonctionnement du champ scientifique. << La science est abordée comme un ensemble de "pratiques" et de "faire" et plus seulement comme un ensemble conceptuel. >> (D. Pestre).
<< La science n'est pas un objet naturel à simplement décrire, elle est une notion construite et initiée par les acteurs eux mêmes. >> (Ibid) La sociologie des sciences se penche sur la question de comment 1) le savoir scientifique est créé, 2) le monde scientifique fonctionne.
Bien entendu, il n'y a pas "une" sociologie des sciences ! Il y en a plusieurs, selon les lunettes avec lesquelles on regarde le monde scientifique, et les concepts qu'on mobilise. Nous allons voir tout à l'heure ce qu'elles nous disent, mais avant je dois partir à la fac xD
Je continue. Par exemple pour illustrer ce que je disais sur la normativité implicitement contenue dans les textes de philo des sciences, on va parler du cas limite de Thomas Kuhn.
Il est connu pour avoir posé le débat en histoire/philo/socio des sciences avec son livre "La structure des révolutions scientifiques" en 1962. En fait il décrit l'évolution scientifique comme un processus historique.
Des périodes de "science normale" (qui consiste à résoudre des problèmes dans un paradigme donné : "puzzle solving"), entrecoupées de moments de basculement de paradigmes = les révolutions scientifiques.
En général le nouveau paradigme l'emporte car les tenants de l'ancien finissent par mourir (je crois que c'est Kuhn qui le dit, à checker). Ca se voit bien sur la mécanique quantique par ex. Planck était cependant suffisamment lucide pour publier Einstein même s'il désapprouvait.
La déflagration de l'ouvrage de Kuhn est énorme car ça collait tellement bien à l'histoire de la physique (les philosophes des sciences ont la fâcheuse habitude de prendre la physique comme étalon-or de leur étude - cela veut déjà dire des choses sociologiquement sur eux).
Mais implicitement son texte sous entend que si une science n'obéit pas à ce schéma, ce n'est pas une "bonne" science, ou du moins une science "mature" ?? C'est ce genre de questionnement qui est sous-jacent à la plupart des écrits en philo des sciences. La même pour Popper.
Popper pose le concept de falsifiabilité : c'est la capacité d'une théorie à proposer beaucoup d'expériences ou d'observations pouvant la réfuter. Plus une théorie en propose (= plus elle est falsifiable), et plus elle survit à ces tests, plus elle est considérée comme "vraie".
Mais ça c'est une construction philosophique de la science, telle que les philosophes (et les scientifiques ?) voudraient qu'elle marche bien. Dans les faits, la sociologie des sciences nous dit que ça ne se passe pas du tout comme cela, même en physique !
Déjà on peut commencer par le "fondateur historique" de la socio des sciences : Robert Merton. Il a étudié l'aspect institutionnel de la science, à travers le fonctionnement des laboratoires, des universités, pris comme des bureaucraties.
Et il a étudié aussi l'impact d'être dans une fac importante sur la trajectoire professionnelle. En gros si vous êtes dans une fac connue dès le début de votre carrière, les gens vous feront confiance et vous recruteront facilement ailleurs, et vous rencontrerez + de gens...
...donc votre productivité augmentera et donc vous serez encore mieux vu par vos pairs etc. C'est l'effet Mathieu, et on le mesure en mesurant les citations d'articles. A noter qu'il existe un effet inverse pour les femmes : l'effet Matilda, qui les perdre en visibilité recherche
Par exemple ça pour expliquer (ou pas) pourquoi dans la communauté de Poisson, le grand réseau de centres importants réunit un grand nombre d'ancien·ne·s doctorant·e·s de Weinstein. Illes viennent tous de Berkeley alors illes partent avec un avantage symbolique énorme.
Apparté : je fais très mal mon job de sociologue car en vous synthétisant l'histoire, j'efface TOUS les gens qui ont participé à cette aventure, et mon récit peut faire croire qu'il y avait un gars, Merton, qui a tout fait tout seul et c'est le Patron...
C'est bien entendu faux, la sociologie se fait de manière collaborative aussi, et subit les mêmes forces sociales internes (et même plus) que la physique. Le but ultime étant bien sûr de faire de la sociologie de la sociologie pour rendre la sociologie plus objective.
Ca c'était pour l'aspect institutionnel, fonctionnaliste de la sociologie des sciences. Il nous apprend des choses, mais c'est pas vraiment ce qui nous intéresse. On aimerait bien savoir comment le savoir est constitué en fait. C'est le rôle du programme Fort.
On pense principalement à Bloor et Barnes à Edinburgh (1970) et Collins à Bath (peu après). Le programme fort c'est quoi ? C'est déjà le constat que l'on construit l'histoire de la science à partir de l'état des connaissances scientifiques à l'instant de l'écriture.
Cela peut biaiser à mort la manière d'écrire, car on sait par exemple que Pasteur avait raison dans la controverse sur la génération spontanée avec le chimiste Pouchet. Cela amènerait l'historien à écrire ce passage de manière téléologique : la science ne pouvait que triompher.
Alors qu'en réalité, à l'époque le débat n'était pas du tout aussi évident. L'académie des sciences a tranché pour Pasteur, mais la controverse ne finira vraiment qu'avec la mort de Pouchet. Et même ce que je raconte est un résumé donc la réalité est tellement plus subtile.
Le programme fort s'efforce donc de reconsidérer l'histoire des sciences à la lumière du savoir oublié, celui dont on a montré qu'il était "faux" (i.e. qui a perdu face à une théorie concurrente, qui elle est arrivée jusqu'à nous).
<< David Bloor nous demande d'admettre que l'argument "il a simplement découvert la vérité" est insuffisant et historiquement très pauvre. >> (D. Pestre - Introduction aux Science Studies)
Il invoque donc un principe de symétrie : nous devons considérer de la même façon un énoncé qui s'est révélé vrai, d'un énoncé qui s'est révélé faux. Cela nous permet d'évaluer ensuite les rapports entre chercheur·se·s et de comprendre ce qui a fait que l'énoncé vrai a "gagné".
Car en général, dans les controverses, ça n'est pas du tout simple de discerner ce qui est vrai du faux, d'une part parce que quand deux théories s'affrontent souvent elles ont des discours différents sur le monde donc les expériences sont interprétées différemment.
Et d'autre part, les expériences mêmes sont sujettes à méfiance, et à récusation de la part des "adversaires". Par exemple, on attribue à Hertz la preuve de l'existence des ondes électromagnétiques. Big up à lui
Mais en fait non c'est plus compliqué que cela ! Son expérience permet de produire des ondes et de mesurer leur vitesses et voir si elle correspond à celle prédite par Maxwell. Hertz trouve 300 000 km/s. Fort bien.
Mais ensuite Poincaré montre que Hertz a fait une erreur de calcul ! La vitesse selon son expérience devrait être de 480 000 km/s, car il a laissé échapper des détails. Pourtant les gens de l'époque sont d'accord pour trouver que Hertz a produit des ondes électromagnétiques.
Des contemporains de Hertz font d'autres expériences et tous trouvent 300 000 km/s, mais TOUS disent des autres expériences qu'elles ne sont pas fiables ! Donc c'est comme s'ils avaient tous raison, mais qu'ils n'étaient pas d'accord sur l'administration de la preuve.
<< L'accord ne se construit donc pas d'abord par l'administration d'une preuve conceptuellement univoque, au sens clair et partagé, mais par le fait que chacun fait la même expérience existentielle qu'il est capable de créer des ondes, de mesurer leur vitesse. >> (D. Pestre)
La vision naïve qu'on a de la physique aujourd'hui, c'est que c'est une science bien droite dans ses bottes et qui avance de manière déterminée : hypothèse, expérience, confirmation/réfutation. Mais en réalité, ça n'est pas du tout ça, il y a plein de facteurs humains et sociaux
Bien sûr, ces dissensions finissent par se tasser, car la vérité surgit comme objectivité intersubjective : c'est l'accord de tous les participants qui prévaut, mais comme on l'a vu, l'accord n'est pas atteint de manière idéale, logique, et rationnelle.
Les études de controverses en sociologie des sciences est une manne énorme de cas d'école de telles situations où le savoir accepté émerge à travers les interactions entre individus et les contingences (aussi).
Il y a encore plein à dire et j'en parlerai plus demain, et je finirai juste sur mes petits questionnements personnels. Comme en mathématiques, a priori tout ce qui est publié est vrai, il n'y a pas de controverses (mais je m'y connais peut être pas !)
Autrement dit on est dans un monde idéal où la valeur de vérité est partout identique, et il nous reste à nous poser la question de 1) peut-on évaluer la valeur intrinsèque d'un résultat mathématique ? 2) si non, qu'est-ce qui fait qu'un résultat est plus retenu qu'un autre ?
C'est ce genre de questionnement qui m'intéresse, et d'autre part la sociologie des mathématiques est à ma connaissance très peu développée ! C'est pourquoi j'ai décidé de me former en sociologie des sciences pour commencer à chercher dans ce domaine. Votre réponse @A_Moatti =)
J'ai donc entrepris une licence de sociologie à distance à l'Université de Strasbourg @unistra (c'est de qualité) et dans les années qui viennent je compte poursuivre à l'EHESS (présentiel) ou bien à distance avec le master MADHELIS à Nancy @Univ_Lorraine
Et autant dire qu'aligner postdoc (productivité nécessaire) + études de socio (j'adore !) c'est très chargé =) c'est pourquoi je vous laisse à nouveau ! Bonus : mon sujet de mémoire serait : "L'écriture mathématique : entre légitimation et transmission".
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