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Sébastien Marrec @sebbimarrec
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1975 : le gouvernement néerlandais propose la création de villes-pilotes pour le vélo et finance des aménagements expérimentaux. Tilburg et La Haye sont candidates. C'est le début de la transformation de tout un pays. Voici pourquoi, et comment. Dankjewel @BicycleDutch 🔽🔽🔽
[Contexte] Octobre 1973 : les Pays-Bas sont touchés de plein fouet par l'embargo de l'Arabie Saoudite sur le pétrole pour leur soutien à Israël dans la guerre du Kippour. Si les Pays-Bas ont produit énormément de gaz dès les années 1960, leurs ressources en pétrole sont limitées.
Quelques mois après son arrivée au pouvoir, le gouvernement de Joop den Uyl, premier ministre travailliste, met en place le rationnement du carburant et inaugure les dimanches sans voitures. Les discours de Den Uyl à la télévision firent date.
"Les choses ne redeviendront jamais ce qu'elles ont été" annonça Den Uyl lors de ses voeux pour 1974. Et en effet, malgré la brièveté des mesures de restriction, la société néerlandaise commença à prendre conscience des limites d'un développement centré sur l'auto et le pétrole.
Quelques mois plus tôt, l'organisation "Stop de Kindermoord" ("Halte aux meurtres des enfants") avait commencé à organiser des actions spectaculaires pour dénoncer la hausse de l'insécurité routière et rappeler que la priorité dans les rues doit être laissée aux enfants.
Le vélo, qui s'est très tôt démocratisé aux Pays-Bas, a vu son usage s'effondrer un peu plus tardivement qu'ailleurs en Europe lors des "Trente Glorieuses". L'alchimie des circonstances redonne à la petite reine une place de choix, confortée par des décisions gouvernementales.
En septembre 1975, le ministre des Transports, Tjerk Westerterp, annonce à l'ouverture de la Chambre des députés néerlandais son intention de proposer aux villes de construire des voies cyclables expérimentales de démonstration. C'est le monsieur à droite sur la photo.
Les villes de Tilburg (dans le Brabant septentrional) et de La Haye (en Hollande-Méridionale) sont les premières à se porter candidates pour tester cette nouvelle génération d'aménagements cyclables. Les études et la réalisation sont financés par l’État fédéral.
Parenthèse : en France, menacé d’une disparition totale à brève échéance, le vélo est pratiquement absent du débat public jusqu’au milieu des années 1970. Sous l’égide du nouveau ministre de l’Équipement Robert Galley, des circulaires se succèdent pour favoriser les "deux-roues".
La première circulaire de Robert Galley (nov. 1974) est relative "à la réhabilitation et à la promotion des aménagements destinés à favoriser les déplacements à bicyclette et à cyclomoteur" : les termes traduisent un engagement en faveur d’une politique nationale pour le vélo.
L’État finance quelques 70 initiatives en matière d’aménagements et de services, comme l’expérience de mise à disposition de vélos jaunes à La Rochelle entre 1976 et 1978. Aucun plan vélo national n'est cependant mis en oeuvre (le premier le sera... en septembre 2018).
En février 1977, le successeur de Galley à l’Équipement, Jean-Pierre Fourcade, souligne l’importance pour les cyclistes et cyclomotoristes de pouvoir se déplacer dans des conditions normales de confort et de sécurité, afin qu’ils ne soient plus « les oubliés des aménageurs ».
En décembre de la même année, le ministère systématise le cofinancement des pistes cyclables des municipalités volontaires en prenant en charge 50% du coût en milieu urbain (et même 85% en milieu rural) au-delà d’un coût de 300 000 francs. Nombres de villes en ont profité.
Le second choc pétrolier de 1979 – 1980 et le renforcement des restrictions budgétaires du gouvernement de Raymond Barre qui s’ensuivent tuent dans l’œuf ces quelques mesures. Les subventions sont totalement supprimées, les deux-roues retombent dans l'oubli des aménageurs.
De même, les « correspondants vélo » créés dans les sept centres d’études techniques de l’équipement (CETE) de l’État, qui ont participé à introduire la question des aménagements cyclables dans les services dépendant de son ministère, sont dépossédés de leur compétence en 1982.
Malgré l’insertion du droit de choisir son mode de déplacement dans la loi LOTI, la politique en faveur du vélo opérée par la France s’achève dans l’indifférence quasi générale, au bout de huit ans et quelques 90 millions de francs dépensés. Fin de parenthèse, retour aux Pays-Bas
A Tilburg, élus et ingénieux locaux accompagnés des corps de l’État prennent le dossier en main, pour faire de cette nouvelle infrastructure une vitrine du savoir-faire néerlandais. Ils s'inspirent de pistes déjà existantes, l'enrichissent de l'expertise routière et innovent.
L'aménagement est inauguré dès avril 1977, un mois avant les élections législatives. Le ministre des transports cherche à montrer que le gouvernement se préoccupe du sort des cyclistes, et que rediriger de l'argent auparavant dévolu uniquement aux routes revêt tout son sens.
L'ENWB, l'association représentant les cyclistes créée en 1975 (auj. @fietsersbond), est pourtant critique vis-à-vis de l'initiative du gouvernement. Elle trouve l'aménagement trop peu ambitieux, mais surtout trop coûteux pour envisager sa généralisation dans toutes le pays.
Un an après l'ouverture le nombre de cyclistes à Tilburg a explosé au-delà de toute attente : +75%. L'@ANWB, le Touring-Club néerlandais, demande même à l’État de dépenser davantage pour construire d'autres infras équivalentes, et estime que les critiques étaient infondées.
Venons-en au plus remarquable : la conception de l'aménagement. Il traverse toute la ville, de l'Université à l'ouest, passe par le centre-ville et continue vers les faubourgs ouvriers de l'est, où il devient le moyen le plus sûr et le plus rapide de se rendre dans le centre.
L'objectif assumé est de conforter les pratiquants, et d'attirer de nouveaux cyclistes par la "montée en gamme" de l'itinéraire, et ce sur plusieurs kilomètres. Ingénieux, les concepteurs imaginent toute une palette d'aménagements et de répartitions des modes sur la voirie.
C'est ainsi que l'on trouve tout au long des six km et quelques de cet itinéraires des bandes peintes sur la chaussées, des bandes distinctes de la chaussée par du revêtement et de la couleur différentes, des pistes séparées et protégées, parfois uni-, parfois bidirectionnelles.
Cette approche pragmatique, qui permet aux ingénieurs et aux représentants d'usagers de comparer l'efficacité et les limites des aménagements dans un contexte urbain, a beaucoup contribué à mettre en place un référentiel technique solide pour l'intégration des cyclistes.
La largeur des pistes détonnent : jusqu'à 4,5 m pour les bidirectionnelles, et "seulement" 1,8 m pour les pistes unidirectionnelles. Soit davantage que ce que l'on voit encore réalisé, en France, en 2018. Les tronçons sont tantôt en pavés, tantôt en bitume.
Les concepteurs testent aussi différentes manières de traiter les coupures urbaines, le tout pour plusieurs millions de florins. Pour franchir deux larges routes, un tunnel et une passerelle dédiés sont construits. Un nouveau pont est même édifié au-dessus d'un canal.
Pour faciliter la visibilité de l'aménagement, la lisibilité de l'itinéraire, unifier l'ensemble des aménagements, une seule couloir est choisie : le rouge. Sans doute pour son prix (le bitume teinté en rouge est répandu) et pour s'intégrer avec harmonie aux façades de briques.
Le plus impressionnant est la décision de donner la priorité aux cyclistes sur la quasi totalité de l'itinéraire, leur évitant de s'arrêter sans cesse. Pour la première fois, l'ordre de la hiérarchie de circulation est inversée : les cyclistes passent avant les automobilistes.
Le projet a fait l'objet de nombreuses oppositions, en premier lieu celle des commerçants du centre-ville. L'ANWB regrettait par ailleurs que la piste ne passe privilégie des rues secondaires parallèles aux artères principales, rendant moins visible cette piste "new generation".
Étonnamment, contrairement à d'autres villes qui continuent d'expérimenter, Tilburg ne semble plus être à l'avant-garde : par exemple, sur la place centrale (Pieter Vreedeplein), il n'y a plus de piste distincte et les cyclistes slaloment entre tables et piétons...
D'autres tronçons ont disparu : avec la baisse de la circulation automobile, la cohabitation des véhicules a pris le pas sur la segmentation dans l'hypercentre. Des bandes et des pistes ont laissé la place à des zones 30, des zones de rencontre et des vélorues.
De véritables étrangetés, comme cette piste bidirectionnelle à gauche de la chaussée motorisée et sans séparateur de protection à Tuinstraat, ont été supprimées. Il y avait seulement une différence de revêtements une fine bande de pavés intégrés. Trop rudimentaire...
Aujourd'hui, les petits pavés de la piste ont été remplacés par une surface en brique, et la rue est passé à 30 km/h : la mixité a remplacé la séparation des trafics. Il faut dire aussi que cet itinéraire n'est plus considéré comme structurant pour les cyclistes par la ville.
Aujourd'hui, des habitants et des personnalités pro-vélo regrettent que rien ne rappelle le caractère exceptionnel de l'infrastructure, car son modèle de conception s'est développé partout dans le pays. Par ex., la priorité des cyclistes est désormais considéré comme un acquis.
Voici la vidéo de @BicycleDutch comparant les lieux il y 40 ans et maintenant, grâce à des images rares de 1978. Merci à lui pour les infos et les sources, auxquels j'ai rajouté quelques éléments issus d'autres documents et de mon mémoire.
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