Que se passe-t-il dans la tête d’une femme qui décide d’agir quand elle est témoin de harcèlement dans l’espace public ? Petite histoire tout juste sortie du four. Ça se passe ce dimanche soir, dans un TGV Marseille-Lille. THREAD.
Une dame est seule avec son enfant, qui doit avoir entre 2 et 3 ans. Elle galère un peu, il est tard, le gosse est crevé. Sur le siège devant eux, un homme. Comme ils sont montés ensemble dans le train et qu’il s’était assis à la place du gamin, je crois qu’ils se connaissent.
Le gamin commence à devenir de + en + difficile. Le poids d’être un parent seul avec un mioche qui braille pèse sur les épaules de la dame, tout le wagon le lui fait bien sentir. Le type se retourne et fait des chatouilles à l’enfant. Je reste persuadée qu’ils se connaissent.
Je finis de regarder l’itw d’Adèle Haenel, que je n’avais pas encore eu l’occasion de voir dans son entièreté. Je pousse un « wow » et je regarde le paysage défiler en pensant à tout ce que l’actrice a dit. Mes écouteurs sont toujours dans mes oreilles mais je n’écoute rien.
Soudain, j’entends ce qui se dit à côté de moi. La femme répète à l’homme qu’elle « ne veut pas parler de sa vie privée ».
Elle ne veut pas lui dire son prénom, d’où elle vient, où elle va. « Pourquoi tu veux pas me le dire ? », qu’il insiste.
Elle ne veut pas lui dire son prénom, d’où elle vient, où elle va. « Pourquoi tu veux pas me le dire ? », qu’il insiste.
Je comprends qu’elle est mal à l’aise. Je m’apprête à dire qqch mais le type arrête. Aurait-il compris ? Trois minutes plus tard, il se penche de nouveau vers elle. Il lui touche l’épaule, elle se dégage. Elle lui dit encore qu’elle ne veut pas lui parler. Deux fois.
J’enlève mes écouteurs et me lance : « Bonsoir monsieur. Madame vous a déjà répété 5x ne pas vouloir répondre à vos questions. Elle vous fait aussi physiquement signe qu’elle ne souhaite pas discuter avec vous. Ce serait bien d’écouter ce qu’elle vous dit ».
Ont suivis des t’es qui toi/t’es qu’une gamine, de quoi de tu mêles/pq tu me parles, retourne t’asseoir/je fais ce que je veux/salope/pour qui tu te prends. J’ai tout réexpliqué calmement. Je me dis « surtout ne hausse pas le ton, ça va encore plus l’énerver ».
Lui : « C’est vrai ça madame, je vous vous embête ? ». Elle : « Ben oui c’est vrai, vous êtes intrusif ». Lui : « ben fallait le dire plus tôt hein ! Je peux pas le deviner ».
Dans ma tête, j’ai dit tout haut et très fort : « Quand une femme te dit cinq fois ne pas avoir envie de discuter avec toi, en fait, c’est dit. C’est juste toi qui n’écoutes pas. T’es con ou quoi ? ». Mais en vrai, je me suis tue. Le mec était agressif et me faisait peur.
J’ai remis mes écouteurs sur mes oreilles, sans mettre de son, pour entendre au cas où. Le type ruminait que « on peut plus parler à personne » et continuait à me traiter de salope. Du bout des lèvres, j’ai demandé à la dame « ça va ? » en levant le pouce. « Ça va ça va merci ».
J’avais besoin de pisser mais je n’osais pas y aller. Qu’est-ce qui se passe si le gars me suit dans le couloir ? Est-ce que quelqu’un va se lever alors que personne n’a rien dit quand il a commencé à crier ? Qu’est-ce que j’ai appris pendant les cours de self-defense ?
De temps en temps, il se retournait vers moi et je faisais semblant d’être perdue dans mon téléphone, écouteurs vissés. Mes mains tremblaient, mes joues étaient gonflées et rouges d’émotion, mon cœur pompait. Mon cerveau réfléchissait vite.
« Comment je fais s’il descend à la même gare que moi ? Et si je changeais de wagon ? Ah non je peux pas, y a la dame et son gosse. Je fais quoi s’il se calme pas, s’il devient physiquement agressif ? Je hurle pour alerter tout le wagon, ça va marcher, c’est sûr. Sauf que.. »
« Sauf que personne ne s’est bougé quand je lui ai parlé... Peut-être que je peux appeler un chef de bord depuis le site internet du TGV, comme ça je n’attire pas son attention. Oui mais je dis quoi quand le chef de bord arrive ? Est-ce qu’il va se foutre de ma gueule ? »
« Mais enfin, c’était quoi la technique de self-défense bordel ! Quoiqu’il en soit, te laisse pas faire, le laisse pas faire. T’en es capable, tu le sais. Et si possible, arrange-toi pour protéger le gosse, faut pas qu’il voit de violences. »
Pendant une heure, j’ai pensé à tous les scénarios. Et enfin, il est sorti du train. « Bonsoir tout le monde ». Et tout le monde lui a répondu « bonsoir monsieur ». Ah ! C’est donc qu’ils savaient parler, tous ces gens qui n’ont rien dit, qui n’ont rien fait.
Je me suis tournée vers la dame. « Ça va ? ». « Ben oui ça va ? Et vous ? ». « Ouais ça va, un peu secouée quand même, il faisait peur. » Personne n’a bronché.
J’ai pu aller pisser, enfin. Depuis, je repasse la scène dans ma tête en me demandant ce que j’aurais pu dire ou faire mieux. Le type n’a pas compris que son attitude posait problème. Il n’a pas compris que non, c’est non. Alors, qu’aurais-je pu faire ?
Voilà. C’est ça qui se passe dans la tête d’une femme qui décide d’agir face à un cas d’harcèlement dans l’espace public. Les gens se rendent-ils compte de l’énergie que ça coûte ? Du stress que ça génère ? À chaque épisode du genre, c’est pareil.
Parce que non, ce n’est pas le premier épisode. Pas le premier qui n’écoute pas, qui ne comprend pas, qui agresse. Sans que personne ne dise rien. Et c’est documenté hein, le harcèlement et l’absence de réactions.
Alors qu’on ne vienne pas me dire qu’il n’y a pas de problème de société, avec des rapports de domination (et encore, l’espace public est plus visible que le privé). Tant de femmes le répètent à longueur de temps. Ouvrez-les yeux. Tout ceci dit quelque chose de nous tous.
