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25/ (Attention, c'est du early Bob Dylan, donc si vous n'aimez pas l'harmonica strident enregistré avec un micro pourri, ça peut piquer un peu)
26/ On peut aussi citer les blagues soviétiques sur le thème de la 3e GM, dont certaines sont évoquées dans cet article d'A. Kozovoï : journals.openedition.org/monderusse/8989
27/ B. Pourquoi ce terme est trompeur ?

La différence, c'est que les gens qui font ces blagues aux USA, en URSS ou en Europe dans les années 60 expriment aussi une crainte, à laquelle ils croient plus ou moins, mais dont ils seraient les victimes directes. Or, dans notre cas,
28/ pas besoin d'être un spécialiste pour comprendre que, étant donné le contexte et la manière dont on fait la guerre aujourd'hui, les principales victimes de l'escalade de la violence seront les populations et les sociétés iraniennes et irakiennes,
29/ ainsi que celles des pays limitrophes, et la société américaine dans une moindre mesure. C'est ce qui explique les réactions agacées de certains (j'en fais partie) face à la légèreté avec laquelle d'autres se sont emparés du sujet comme s'ils étaient
30/ les principales victimes potentielles de cette guerre.

Or, comme je l'ai dit plus haut, ces blagues ne marchent pas si on n'utilise pas précisément l'expression de "Troisième Guerre mondiale", dont l'usage participe directement selon moi
31/ à cette impression faussée de ce que risque d'être la guerre qui s'annonce, impression qui masque ou oublie les souffrances réelles que vont endurer les populations du Moyen-Orient, dans la continuité des conflits qui y ont lieu depuis des décennies.
32/ D'abord, il faut rappeler que la façon dont on appelle et on catégorise les guerres n'a rien d'évident : tel ou tel choix sémantique implique déjà une conception voire une interprétation de la guerre qu'il est censé désigner - une conception
33/ parfois assez neutre et consensuelle, parfois non, d'autant plus que ces appellations peuvent évoluer avec le temps.
34/ Pour prendre un exemple connu, vous constatez qu'on dit des choses différentes si on parle de "guerre d'indépendance algérienne", de "guerre d'Algérie" ou des "opérations de maintien de l'ordre en Algérie", alors qu'on désigne les mêmes événements.
35/ Évidemment les guerres mondiales n'échappent pas au phénomène. Certes, ce terme a l'air purement descriptif et neutre, mais d'une part la Première Guerre mondiale a été essentiellement connue comme "la Grande Guerre" en Europe jusqu'à la Seconde, où on l'a appelée
36/ de manière rétrospective "Première Guerre mondiale" (le terme de "guerre mondiale" avait déjà été utilisé pour la désigner mais il était minoritaire) ; et d'autre part, "guerre mondiale" ne veut pas dire qu'elle touche de manière uniforme et qu'elle soulève les mêmes
enjeux dans toutes les régions du globe - ni même sur toutes les classes sociales dans chaque pays d'ailleurs.

De fait, la 1re GM c'est avant tout une guerre entre des puissances européennes, qui sont aussi des puissances coloniales qui mobilisent leurs empires,
38/ qui y combattent et qui participent à un système de commerce international, ce qui va donner une dimension mondiale à la guerre (et encore, elle affecte peu l'Amérique du Sud par exemple). Je schématise beaucoup mais vous avez compris l'idée.
39/ D'ailleurs, si on reprend la description ci-dessus, on constate que la Première Guerre mondiale n'est pas la première guerre mondiale, puisque, malgré les enjeux et les époques différentes, elle s'applique aussi dans une certaine mesure à la guerre de Sept Ans (1756-1763).
40/ Bref, les appellation de 1re GM ou 2e GM ne sont pas si évidentes - celle de 3e GM ne l'est donc pas non plus.

C'est d'autant moins évident que notre conception des deux guerres mondiales, malgré l'adjectif "mondial", reste fortement occidento-centrée
41/ et européo-centrée. Ça se voit notamment dans les dates conventionnelles qu'on leur donne : quand vous parlez de 14-18, vous évacuez le rôle des guerres balkaniques (1912-13) en amont, ainsi que les nombreuses révolutions et guerres civiles qui ont lieu en aval de la guerre
42/ (sur ce sujet, je vous conseille l'excellente série de podcasts avec Nicolas @Offenstadt "1918, un monde en révolutions" : franceinter.fr/emissions/1918…).

De même, quand vous dites que la 2e GM c'est 1er septembre 1939-8 mai 1945, ça évacue en amont la guerre sino-japonaise
43/ qui commence en 1937 ou la guerre italo-éthiopienne (1935-36), et en aval la fin de la guerre dans le Pacifique (2 septembre 1945) ou la guerre d'Indochine et la fin de la guerre civile chinoise qui sont pourtant dans le prolongement direct de la 2e GM. Etc. etc.
44/ L'historiographie récente essaie d'opérer un décentrement de cette vision européo-centrée : on peut citer par exemple l'ouvrage dirigé par A. Aglan et R. Frank "La Guerre-monde, 1937-1947", un choix qui présente des avantages et des limites ; ou pour la Grande Guerre,
45/ un article du même R. Frank et de C. Horel : cairn.info/revue-mondes-2….

Bref, quand vous faites une blague basée sur l'hypothèse irréaliste qu'en France vous allez être mobilisés de force pour faire la 3e GM, vous vous basez en fait, en utilisant ce terme de 3e GM,
46/ sur un imaginaire qui fait référence aux deux premières, dans lesquelles effectivement la société française a été mobilisée et touchée de plein fouet, ce qui n'est pas du tout comparable avec la situation actuelle, créant ainsi un décalage.
47/ Ce décalage participe bien sûr à la dimension humoristique de la blague ; il est aussi selon moi assez significatif sur deux choses : le rapport de la société française à la guerre et nos représentations collectives du Moyen-Orient.
48/ C. Le rapport de la société française à la guerre

Revenons un peu sur cette histoire de mobilisation générale et de conscription obligatoire, qui semble être au cœur de la majorité des blagues que j'ai vues. Même si elles sont souvent reliées à des enjeux ou des discours
49/ plus contemporains (par exemple, toutes les blagues qui tournent autour du topos des discours anti-féministes "c'est les hommes qui font la guerre"), elles font clairement appel à des représentations de la guerre directement puisées dans les deux guerres mondiales, puisqu'il
50/ est évident que ce n'est plus comme ça que la France fait la guerre. Ce décalage entre représentations collectives de la guerre et réalité des guerres menées par la France aujourd'hui, je l'attribue à trois phénomènes complémentaires :
51/ - d'une part, le discours mémoriel dominant de la Ve République
- d'autre part, la manière de "dire la guerre quand elle n'est pas là"
- enfin, la tendance à "ne pas dire ce que la guerre est"

(désolé pour les formulations un peu absconses, je vais expliciter)
52/
a) Le sujet des politiques mémorielles en France est une très vaste question que je suis incapable de développer en détails. Cependant, ce qu'on peut dire en gros c'est qu'il y a une tendance lourde depuis au moins plusieurs décennies, c'est le discours mémoriel
53/ qui présente la construction européenne depuis 1945 et notamment la réconciliation franco-allemande comme un processus de pacification de l'Europe et a fortiori de la France - une vision très simpliste qui a pour caractéristique de mettre sous le tapis les guerres
54/ de décolonisation, les guerres en ex-Yougoslavie ou la guerre d'Ukraine, mais aussi le développement du pacifisme, de l'antimilitarisme et de l'européisme dans l'entre-deux-guerres suite à la Grande Guerre qu'on souhaitait être "la der des ders".
55/ La conséquence de cette tendance, c'est qu'on ne peut plus concevoir aujourd'hui une société française entièrement mobilisée et affectée par une guerre, puisqu'on considère qu'éviter cela doit être un des buts principaux de notre organisation sociale, politique
56/ et diplomatique.

b) "Dire la guerre quand elle n'est pas là"

Cela signifie que, lorsqu'on parle aujourd'hui de guerre, on parle de choses très différentes que ce que ça évoque encore dans l'imaginaire collectif.
57/ Au lendemain de l'attentat du 13 novembre 2015, Manuel Valls dit clairement "nous sommes en guerre" et utilise neuf fois le mot "guerre" au JT de 20 heures, reprenant ainsi la rhétorique de Bush sur la "guerre contre le terrorisme" (liberation.fr/france/2015/11…)
58/ La question n'est pas tellement de déterminer si c'est vraiment une guerre ou si c'est autre chose (il y a des nombreux débats et réflexions sur l'évolution du concept de guerre au cours des dernières décennies), même si on peut souligner que l'usage de ce terme dans
59/ le discours politique permet de légitimer, grâce à l'exceptionnalité et à l'urgence qu'il évoque, certaines mesures qui renforcent énormément le pouvoir exécutif et affaiblissent l'état de droit. On peut simplement constater que ce terme évoque dans nos représentations
60/ collectives une société entièrement affectée et mobilisée, alors que dans la réalité la société française est peu touchée par les guerres dans lesquelles le pays est engagé, comparativement à 14-18 et 39-45 ou comparativement aux sociétés libyennes, syriennes ou
61/ irakiennes aujourd'hui par exemple. (Quand elle est affectée, c'est essentiellement par les attentats et par les mesures de surveillance et de contrôle accrues qui les suivent.)
62/ Or, cette relativement faible incidence de la guerre sur la société contribue à nous faire perdre de vue la réalité meurtrière que revêtent aujourd’hui encore les guerres dans les territoires qu'elle touche de plein fouet.
63/ c) "Ne pas dire ce que la guerre est"

Cette perte de vue s'explique aussi par la façon dont les puissances occidentales font la guerre et dont leurs gouvernements parlent de la guerre de nos jours. L'un des concepts les plus importants des doctrines stratégiques de ces pays,
64/ c'est la "projection" (encore une fois je suis très schématique, ce sont des enjeux complexes et étudiés de manière approfondie bien sûr). Ce terme désigne la capacité technique et diplomatique d'une puissance militaire a déployer le plus de moyens possibles
65/ dans le plus d'endroits possibles et le plus vite possible. Il répond au principe selon lequel ces puissances cherchent à mettre autant que possible la guerre à distance de leur propre population et de leur propre territoire : par des "opérations extérieures",
66/ des frappes aériennes, etc. Un exemple avancé de cette mise à distance à l'heure actuelle, c'est l'usage militaire du drone, qui permet de distancier et de faciliter le fait de donner la mort, à la fois au sens propre (le pilote du drone peut être à des milliers
67/ de kilomètres tout en visant précisément une maison, une voiture, une personne, et peut donc donner la mort sans jamais risquer sa vie, contrairement à un pilote d'avion ou d'hélicoptère par exemple) et au sens figuré (le fait de tuer est facilité par la ludification,
68/ la mise en jeu, qui est au cœur des dispositifs de pilotage des drones - au point que l'armée américaine a embauché des jeunes gamers pour piloter les siens).
69/ Cette mise à distance est aussi discursive, comme le montre la popularité grandissante du terme abscons de "frappes chirurgicales" pour désigner les bombardements aériens, notamment en Libye et en Syrie depuis quelques années. Ce terme est en effet à la fois :
70/ - oxymorique puisque la "frappe" évoque l'intensité et la puissance tandis que "chirurgical" évoque la minutie et la précision
- trompeur puisque la chirurgie évoque la réparation du corps humain alors qu'il s'agit d'opérations de destruction de vies humaines
71/ - éloigné de la réalité puisqu'il est impossible d'être certain à 100 % de ce qu'on frappe, et que les nombreuses "bavures" ne sont pas des accidents isolés mais des dommages collatéraux plus ou moins tolérés et autorisés par les autorités militaires et politiques
72/ Enfin, cette tendance à ne pas assumer la réalité meurtrière de la guerre se retrouve même dans la façon dont est désormais présentée la mort au combat de soldats français, comme récemment en Afghanistan, en Côte-d'Ivoire ou au Mali.
73/ Tout le dispositif qui entoure la prise en charge publique de ces morts, que ce soit la mise en scène du rapatriement des corps, l'attribution systématique à titre posthume de décorations comme la Légion d'honneur, et les discours politiques et médiatiques à l'occasion
74/ des funérailles, tout est mis en œuvre pour souligner l'anormalité, l'anomalie que constitueraient ces morts. Un choix clairement politique qui peut apparaître paradoxal puisque la mort au combat semble à première vue une probabilité non nulle pour un soldat engagé
75/ au combat, et d'autant plus paradoxal qu'elle ne concerne désormais plus que des soldats professionnels, engagés volontaires, formés au combat et conscients des conséquences et des risques de leur engagement.
76/ Pour conclure et résumer ce point C : quand on interroge le rapport de la société française à la guerre de nos jours, on constate que la société française est globalement peu affectée par les guerres dans lesquelles la France est engagée
77/ et qu'elle est notamment peu exposée aux réalités meurtrières et destructrices de ces guerres, ce qui explique en partie pourquoi ces blagues sur une Troisième Guerre mondiale sont possibles et socialement acceptées.
78/ D. Nos représentations collectives d'un Moyen-Orient en guerre permanente

Ces blagues sont donc possibles parce l'idée que la société française métropolitaine soit touchée de plein fouet par une guerre meurtrière semble irréaliste. Elles le sont également parce que,
79/ à l'inverse, l'idée que les sociétés du Proche- et du Moyen-Orient (deux concepts problématiques puisqu'ils ont été créés dans les discours des gouvernements occidentaux dans un contexte colonial, mais je n'ai pas le temps de revenir là-dessus) soient touchées de plein fouet
80/ par une guerre meurtrière nous apparaît au contraire comme une normalité.

En effet, nos représentations collectives de ces régions nous les dépeignent perpétuellement en conflit ou en guerre, ce qui s'explique à la fois par le fantasme néo-colonial
81/ et orientaliste que ce sont des sociétés immatures politiquement qui ont besoin de l'intervention occidentale pour se pacifier & se stabiliser, et par les discours politiques & médiatiques qui évoquent ces régions presque uniquement pour parler des conflits qui s'y déroulent.
82/ Ce n'est pas un phénomène nouveau : le sketch des Inconnus sur la situation géopolitique au Moyen-Orient, qui a un peu tourné hier, date du début des années 90 et fait déjà doublement écho à ce phénomène. D'abord, parce qu'il se moque du gloubi-boulga
83/ "géopolitique" souvent proposé par les chaînes de TV, qui par sa complexité ou son absence de mise en perspective ne permet pas d'éclairer les enjeux des conflits évoqués, et qui brosse donc le portrait d'une région perpétuellement en conflit.
84/ Ensuite, parce que le sketch lui-même participe à renforcer ce cliché, en renforçant l'idée que ces conflits sont tellement complexes qu'ils sont incompréhensibles.

Encore aujourd'hui, cette idée est nourrie par les discours politiques
85/ (en 2018, le ministre des Affaires étrangères J.-Y. Le Drian parle ainsi du risque de "guerre perpétuelle dans la zone") et par certains observateurs (c'est par exemple le cas dans "Sortir du chaos", le dernier livre de G. Kepel, vous savez cet expert du monde musulman
86/ qui a écrit un livre en 2000 dans lequel il prédit la fin prochaine du djihadisme 🙃).

Rajoutons que cette vision d'un Moyen-Orient en guerre perpétuelle s'inscrit dans des représentations racistes plus générales dans lesquelles, en réalité, chaque vie ne se vaut pas.
87/ C'est en partie à cause de cette vision que l'on ne traite pas politiquement et médiatiquement un attentat à Bruxelles ou Londres de la même manière qu'un attentat à Bagdad ou à Rachidine ("après tout, un attentat là-bas ce n'est qu'une goutte d'eau dans une violence
88/ omniprésente, ce n'est pas exceptionnel comme ici" se dit-on).

C'est en partie à cause de cette vision que l'on souligne, politiquement et médiatiquement, l'exceptionnalité et l'anormalité de la mort de 13 soldats français en opération, tout en traitant comme
89/ une quelconque brève (d'une banalité totale puisqu'on voit les mêmes images toutes les semaines depuis des décennies) l'annonce de la mort de 72 enfants syriens.
90/ Et c'est en partie à cause de cette vision, selon moi, qu'on peut aussi faire une blague sur "comment je vais éviter la conscription pendant la 3e GM" une heure après avoir appris un événement qui risque d'entraîner dans la guerre et dans la mort des millions de gens.
91/ Voilà, c'est la fin et je suis nul en conclusion, mais j'espère que ces quelques pistes vous auront intéressé et peut-être aidé à mettre des mots sur des impressions ressenties hier et ajd à le lecture des dizaines de blagues et de memes sur la "Troisième Guerre mondiale"
92/ qui ont circulé ici. Comme je l'ai précisé, ce sont des pistes de réflexion, j'ai été très schématique et j'ai évoqué plusieurs aspects sur lesquels je ne suis pas compétent à développer, aspects qui font par ailleurs l'objet d'études et de recherches approfondies.
93/ Un grand merci à @Khesa_MM pour sa relecture et ses conseils !
Je me suis trompé, en réalité cette expression est popularisée dans le langage politique et médiatique depuis plus longtemps :
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