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Cet intéressant article de @piosmo dresse le tableau des défis de l'engagement avec la Russie. C'est une bonne occasion de parler d'un concept de Relations Internationales important, et pertinent ici: le dilemme de sécurité. Attention, fil un peu long. 1/
bit.ly/39I8nJN
Mais avant de commencer, @jeangene_vilmer a fait un fil sur les enjeux de l'arbitrage "valeur/intérêts" (aussi abordés dans l'article), que je vous invite à lire ici. 2/
Le dilemme de sécurité donc. Celui-ci est fondamentalement lié à la situation d'incertitude des relations internationales: les gouvernements ne peuvent jamais être entièrement certains des intentions et motivations futures des acteurs capables de leur imposer des dommages. 3/
Du coup, le problème principal du dilemme de sécurité est élégamment résumé par Jervis dans cet article fondateur: : "many of the means by which a state
tries to increase its security decrease the security of other" 4/
Pourquoi augmenter sa propre sécurité risque-t-il de décroître celle des autres? Car la plupart des armements peuvent être utilisés de manière offensive ou défensive (on appelle ca "symbolisme ambigu"). Or, un Etat ne peut jamais être 100% sûr des intentions d'un autre Etat. 5/
En d’autres termes, le développement d’une capacité militaire par un Etat dans une intention défensive peut être perçu comme une intention offensive par d’autres acteurs, qui peuvent donc prendre des mesures qu'ils comprennent comme défensives, etc. 6/
Au fond, comme le rappellent Booth/Wheeler et Tang, le "dilemme de sécurité" est en fait une combinaison de deux dilemmes: un dilemme d'interprétation (quelles sont les intentions de l'Etat X) et un dilemme de réponse (que faire face aux intentions de l'Etat X). 7/
Des réponses à ces deux dilemmes découlent un certain nombre de possibilités d'interaction. La plus tragique étant le "paradoxe de sécurité", une situation où personne ne veut de dégradation, qui survient néanmoins du fait d'incompréhensions mutuelles. 8/
On comprend ainsi que les intentions d'un Etat sont donc une variable extrêmement importante. Longtemps, on parlé d’États préférant le « statu quo » ou d’États « révisionnistes » (cad des États souhaitant modifier le système international à leur avantage). 9/
Or, «statu quo» et «révisionnisme» décrivent des comportements pas des intentions. Il est possible qu’un état ayant un comportement de statu quo soit en fait simplement dissuadé d’agir ms s’empresserait de remettre en cause le système si le facteur de dissuasion disparaissait 10/
Glaser propose donc de distinguer entre les États motivés par la sécurité ("security-seeking states") et les États motivés par la cupidité (souhaitant des satisfactions territoriales, ou de statut international) ("greedy states"). 11/
Ainsi, un État dont le comportement est révisionniste est peut-être un État motivé par la sécurité et qui perçoit un besoin de déclencher un conflit immédiatement afin de garantir sa sécurité dans le futur. 12/
Si la motivation principale est la sécurité, des mécanismes de coopération (tels que le contrôle des armements, des assurances de sécurité ou l’inclusion dans un pacte défensif) peuvent contribuer à rassurer cet État est donc réduire le risque de conflit. 13/
En revanche, si la motivation principale est la cupidité, le comportement révisionniste de l’État ne sera pas interrompu par les mesures de coopération : au contraire, cet État sera encouragé à les interpréter comme de la faiblesse et donc à exiger toujours plus. 14/
Un rétablissement de la dissuasion (ou un conflit armé) sont dans ce cas nécessaires pour stopper le comportement révisionniste d’un État motivé par la cupidité. 15/
D'autres auteurs rajoutent des catégories: par exemple Cooley et al. qui distinguent entre défier les normes et/ou l'équilibre des puissances (ce qui est très similaire à la lecture que je fais d'Aron), mais gardons la distinction sécurité/cupides pour le moment 16/
Pour en revenir à la question de départ, évidemment, la question à un million d'€ est de savoir si la Russie est principalement motivée par la sécurité (et se comporte de manière agressive pour augmenter sa sécurité) ou est principalement "cupide". Voyons les arguments. 17/
Du côté de ceux qui pensent que la sécurité est la principale motivation pour la Russie, les arguments sont principalement ceux-ci. Tout d'abord, l'expansion de l'OTAN est perçue comme une menace, et comme une violation d'engagements pris à la fin de la Guerre Froide. 18/
Il y a également une frustration russe vis-à-vis de la mise en oeuvre par les Etats occidentaux, notamment les Etats-Unis, d'accord majeurs de désarmement: traité ABM, désarmement conventionnel dans le cadre de l'OSCE, etc. 19/
La troisième source d'insécurité est liée à l'interventionnisme militaire occidental de l'après-Guerre Froide, parfois illégal (Kosovo, Irak 2003) et sans prendre en compte les intérêts de Moscou, imposant un ordre "unipolaire" contre la "multipolarité" voulue par la Russie. 20/
Enfin, la dernière source d'insécurité est liée à la nature kleptocratique et autoritaire du régime, qui a besoin de stabilité pour que les élites continuent de tirer les bénéfices financiers de leur proximité du pouvoir. Des mouvements sociaux sont donc forcément des menaces.21/
En prenant en compte tous ces facteurs cumulés, les activités occidentales (y compris la promotion de la démocratie) ne pouvaient que remettre en cause la sécurité de la Russie, qui devait donc répliquer. La Russie n'est pas "révisionniste", elle protège sa sécurité. 22/
Le meilleur (et le plus complet) défenseur de cette argumentation est probablement Richard Sakwa. Dans cette logique, la Russie étant principalement motivée par la sécurité, une baisse des tensions passe par une redéfinition des relations. 23/
Ceux (dont moi) qui pensent qui pense que la Russie est principalement motivée par la "cupidité" (en l'occurrence des questions de statut) ont d'autres arguments. Tout d'abord, un sentiment en Russie de mépris croissant vis-à-vis d'une Europe "décadente"... 24/
et dc une définition du statut de la Russie comme supérieure à une Europe qui doit être vassalisée. En effet, les discours virulemment anti-occidentaux se répandirent rapidement parmi les élites dès la chute de l’URSS, le revanchisme étant présent dès 1992... 25/
et donc avant toute "violation d'une promesse". Ce revanchisme alimente des discours conspirationnistes (par exemple sur des agents infiltrés antirusses au service des « Occidentaux ») qui sont limités aux cercles militaires et nationalistes russes dans les années 1990, 26/
mais sont co-optés par le nouveau régime de Vladimir Poutine dès le début des années 2000 et massivement diffusés dans la population du fait du contrôle des médias qui suit la graduelle évolution du régime vers l’autoritarisme. 27/
Ainsi, le régime de Vladimir Poutine se dote très tôt d’un adversaire idéologique, en l’occurrence « l’Occident », présenté simultanément comme décadent et acharné à détruire la Russie. 28/
Cela s'accompagne d'un renouveau des différentes formes de nationalisme russe, et d'une pensée "géopolitique" (du jeu à somme nulle) où toute coopération est forcément une perte. 29/
D'autant que, au moins 2014, les diplomates russes dans les organisations multilatérales de sécurité adoptent des positions qui affaiblissent la sécurité collective mais dont ils espèrent qu'elles augmenteront leur statut. 30/
Si cette évaluation est la bonne, quelles sont les conséquences d'une "ouverture" envers un "Etat cupide": principalement affaiblir la sécurité de celui qui fait le premier pas, en déséquilibrant le rapport de forces. 31/
Donc si l'on en revient à notre dilemme de sécurité, les partisans d'un rapprochement avec la Russie fondent leurs arguments sur la logique ci-dessous: ils craignent d'être dans la situation d'un paradoxe de sécurité dont personne ne voulait. 32/
Ceux qui sont méfiants envers cette ouverture craignent l'une des deux situations ci-dessous: jouer l'apaisement avec une puissance offensive (se tromper dans la lecture de ses intentions) ou alors globalement capituler. 33/
Comme on le voit, toute la difficulté tient à la lecture que l'on fait des intentions russes. Et des gens intelligents, de bonne foi, ne sont pas d'accord sur le sujet, pour tout un nombre de raisons, notamment que "la Russie" n'est pas un acteur uniforme. 34/
Et que donc des acteurs russes différents peuvent avoir des motivations différentes. Les motivations peuvent aussi évoluer au fil du temps: des acteurs autrefois motivés par la sécurité ont pu basculer vers la cupidité, et vice-versa. 35/
Et oui, en pratique, évaluer les intentions d'un adversaire est compliqué.En de nombreuses occasions, les décideurs et les analystes ont fait des erreurs plus ou moins graves en tentant de déchiffrer les intentions de ceux à qui ils avaient à faire. 36/
Ces erreurs peuvent relever de l’incompréhension d’un signal émis lors d’une conférence diplomatique à la mauvaise interprétation de renseignements, rendant vulnérable à des mouvements militaires. 37/
Chacun a expérimenté la difficulté à interpréter les intentions d’autres individus, même de proches. En politique internationale, le défi est incommensurablement plus élevé, puisque les gouvernements souhaitent garder leurs intentions aussi secrètes que possibles. 38/
Ce qui explique que l'histoire est remplie d'exemples de mauvaises lectures des intentions d'autres acteurs. Quaoi qu'il en soit, le concept de "dilemme de sécurité" aide à comprendre les enjeux et les difficultés de la coopération et de la compétition stratégique. 39/
Dans tous les cas, on voit bien que c'est un tantinet plus compliqué (et intéressant), que le pseudo-débat "néo-cons/gaullo-mitterandiens" qui est un artifice pour analyste paresseux. Merci d'avoir lu jusqu'ici, et fin. 40/
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