Profile picture
Antoine Belgodere @ABelgo_optimum
, 58 tweets, 11 min read Read on Twitter
Je vous avais promis un long #thread pour vous convaincre que le déclin très violent de la spécificité linguistique de la Corse était en grande partie imputable à Mussolini... #JeNAiQuUneParole 1/58
Il est long car je dois faire des détours (Je commence à parler de la Corse au tweet 11). Une question pour commencer: "qu'est-ce qu'une langue ?". Une réponse possible est que c'est l'association entre un lexique et une grammaire, étudiée et validée par une académie. 2/58
Une autre est d'admettre qu'une langue est un ensemble d'idiomes différents, mais suffisamment voisins les uns des autres pour que leurs locuteurs se comprennent convenablement. 3/58
Ainsi, bien que les marocains et les Yéménites ne parlent pas de la même façon, ils parlent néanmoins une forme différente de la même langue : l'arabe. 4/58
Le français médiéval est en fait un ensemble d'idiomes (picard, champenois, berrichon, lorrain...), regroupés sous le terme générique de "langue d'oil", de même que le gascon, le provençal, l'auvergnat (...) constituent la langue d'oc du sud de la France 5/58
Lorsqu'une langue se décline ainsi en plusieurs variantes, une d'entre elles finit généralement par s'imposer à l'ensemble du groupe comme la forme privilégiée de communication entre les locuteurs de variantes différentes. 6/58
C'est ce qui est arrivé à la variété de langue d'oil parlée à Paris par exemple, qui est devenu, avec le temps, le Français. C'est ce qui est arrivé avec le Toscan, devenu, plus ou moins par la force des choses, l'Italien standard. 7/58
Dans ce genre de situations, les locuteurs ne se retrouvent pas tant avec deux langues qu'avec deux niveaux d'une même langue : le niveau local (picard...), celui de l'oralité et du quotidien, et le niveau plus large (français...), celui de l'écrit et de la culture savante. 8/58
Ainsi, en 1663, Jean de la Fontaine, exilé dans le Limousin (région de langue d'oc), raconte, dans le récit de son voyage, qu'on ne parle, à Bellac (dans l'actuelle Haute-Vienne) "quasi plus Français". 9/58
Les différents dialectes de langue d'oil rencontrés en chemin depuis Paris étaient donc bien du Français, bien que dans des déclinaisons différentes de celle pratiquée à l'écrit par le prestigieux fabuliste. 10/58
Pendant longtemps, la Corse était exactement dans cette situation vis-à-vis de l'Italien. Le corse était la langue de l'oralité et du quotidien, l'italien, dont il est très proche, celle de l'écrit et de la culture savante. 11/58
La Corse a été, grosso modo, sous domination de Pise du 11ème au 13ème siècle, puis de Gênes du 14ème au 18ème siècle. L'Italie, à l'époque, n'était pas encore un État, mais simplement une zone culturelle, dont Pise et Gênes faisaient évidemment partie. 12/58
Les corses étaient-ils des italiens dominés par d'autres italiens, ou des non-italiens dominés par des italiens ? Sans aucun doute possible, la première réponse est la bonne. 13/58
Lorsqu'ils se révoltent contre la domination génoise, ils publient deux livres pour se justifier, un en 1736 m3c.univ-corse.fr/omeka/items/sh… l'autre en 1758 fr.wikipedia.org/wiki/Giustific…
Parmi tous les griefs qu'ils expriment contre Gênes, aucune trace de la moindre revendication linguistique. Aucun reproche lié à l'usage de l'Italien comme langue de l'administration. 15/58
Pire, dans la seconde édition de celui de 1758, une réponse à des critiques faites à la première édition contient une remarque sarcastique sur le faible niveau de langage de l'auteur de ces critiques : 16/58
"Si nous ignorions que l'adversaire était de noble souche, son langage aurait pu nous faire penser qu'il était issu de la plèbe la plus vile du Molo Vecchio [quartier génois] tant il emploie mal la langue" 17/58
Et, de fait, le dialecte ligure est vraisemblablement plus éloigné de l'Italien standard que le corse. 18/58
De 1755 à 1769, l'éphémère État Corse de Paoli avait un imprimeur officiel, qui n'a jamais imprimé que des textes en Italien. 19/58
Peut-être, objectera-t-on, la langue n'était-elle tout simplement pas une préoccupation de l'époque, dans la mesure où, indépendamment de la langue administrative utilisée par les élites, le peuple continuait à parler sa langue de cœur. 20/58
Pourtant, quelques années plus tard, dès le début de la domination française, la revendication linguistique fait son apparition. 21/58
Louis 15, clément, autorise les Corse à rédiger leurs documents administratifs en italien, à plaider en italien devant les tribunaux, etc. 22/58
Autorisation renouvelée après la révolution française, en 1805 ca-bastia.justice.fr/art_pix/1_1805… 23/58
En 1848, le républicain Filippo Caraffa, candidat à l'élection de l'assemblée nationale constituante, rédige sa profession de foi en Italien, "notre langue maternelle", afin de "parler clair pour tous" 24/58
En 1874 encore, un tribunal reconnait comme valable un acte authentique (un contrat de mariage) rédigé (en 1830) en italien, les mariés ne comprenant et ne parlant facilement que cette langue. gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt… 25/58
Ce qui se joue à la fin du 19ème siècle, avec Jules Ferry et la troisième république (et même sous le 2nd empire), ce n'est pas tant le remplacement du corse par le français dans la vie de tout les jours, que celui de l'italien par le français dans la vie intellectuelle 26/58
Au tournant du siècle, la situation linguistique de la Corse est la suivante : les jeunes générations apprennent péniblement le français à l'école, naturellement le corse à la maison, mais l'Italien a disparu de la circulation, réduisant le Corse à un "dialecte vif et imagé". 27/
Alors que, pendant longtemps, les corses voulant s'instruire et s'élever socialement n'avaient qu'à apprendre à lire et écrire une langue très proche de la leur, voici qu'ils doivent dorénavant, pour le faire, apprendre une langue parfaitement étrangère. 28/58
Et les opportunités ne manquant pas dans la fonction publique, notamment avec le développement de l'empire colonial français, dont les corses constituent souvent les cadres, ils le font. 29/58
Après une première guerre mondiale traumatisante, une revendication linguistique apparait. Elle est portée par une publication appelée "A muvra" (le mouflon) 30/58
Ce mouvement ne chamboule pas la vie politique corse de l'époque, mais il incarne les craintes de disparition de la culture corse qui commencent à se manifester. 31/58
Au plan linguistique, A Muvra défend deux idées : 1- anoblir le corse en l'écrivant et en diffusant des textes, chansons, poèmes 2- recréer le lien avec l'Italien, pour que les corses prennent conscience que leur langue est un pont vers la riche culture écrite italienne 32/58
Certains corses de l'époque voyaient ça d'un bon œil, d'autres étaient hostiles à la démarche, mais personne ne contestait la cohérence interne des deux volets du projet : défendre le corse, c'est défendre l'italien. 33/58
Entre temps, l'Italie s'était unifiée en un État. La base de cet État étant historique et culturelle, il eut rapidement des visées sur quelques régions historiquement italiennes échappant à son contrôle, dont la Corse. Ça s'appelle l'irrédentisme. 34/58
Et c'est là, à notre 35ème tweet, qu'arrive le personnage principal de notre thread : Benito Mussolini.
L'irrédentisme, sur le papier, ça n'a rien de bien méchant, mais quand c'est porté par l'inventeur du fascisme himself, ça change un peu la nature du projet. 36/58
Dans l'entre-deux-guerres, on n'avait pas de sondages d'opinion, mais il est certain que très peu de corses étaient emballés par le principe de l'irrédentisme. Sauf les 'muvriste', c'est-à-dire ceux-là même qui incarnaient un certain combat culturel. 37/58
Les prises de positions du journal sont clairement favorables à l'axe, jusqu'à la publication de son dernier numéro (avant son interdiction), célébrant l'annexion de la Pologne ("Le carillon de la paix, dans quelques heures, va sonner aux clochers de la vieille Europe") 38/58
Que leur point de vue ne soit pas populaire dans l'île n'y change rien. Ce sont eux qui sont identifiés comme les défenseurs du particularisme linguistique de la corse, mêlant corse et italien. Et ils sont devenus fascistes. Logiquement frappés d'indignité. 39/58
Après la guerre, une écrasante majorité de jeunes adultes savaient bien parler français. Un nouvel équilibre linguistique voit le jour : le bilinguisme asymétrique. Les enfants sont élevés en français, ils apprennent le corse en grandissant, dans la rue et en famille. 40/58
Cet équilibre pouvait sembler éternel, mais ne pouvait l'être : les enfants francophones sont devenus des adultes à peu près bilingues, leurs enfants un peu moins, leurs petits enfants encore moins. 41/58
Sur le papier, cette évolution peut sembler aller de soi et ne poser aucun problème. Pourtant, de plus en plus de corses s'émeuvent de la disparition de leur langue. 42/58
Pour un économiste, ça ressemble à un équilibre de Nash : chaque chef de famille s'assure d'élever ses enfants en français pour qu'ils réussissent, mais espère que les autres familles feront vivre le corse afin qu'on continue de l'entendre dans la rue. 43/58
Dès les années 60, les revendications linguistiques reprennent, portées par les jeunes qui, enfants, n'ont pas appris la langue, et non par ceux qui ont délibérément interrompu sa transmission. 44/58
Mais comment faire pour porter cette revendication, sans être associé à l'irrédentisme, et donc à Mussolini ? Eh bien en renvoyant dos à dos la francisation et l'irrédentisme, en présentant le français et l'italien comme deux langues étrangères imposées aux corses. 45/58
Des deux volets de la stratégie d'A Muvra, on n'en conserve qu'un : il s'agit d’anoblir le corse, mais cette fois, en rejetant tout lien avec la grande famille des langues italiennes. Et là, on change complètement de problématique. 46/58
D'un peuple tiraillé entre deux langues comparables en termes d'ampleur de leur littérature et de nombre de leurs locuteurs, on s'est transformé en un peuple gardien d'une langue rare menacée d'extinction par la toute puissance du français. 47/58
En histoire, la notion de causalité est indissociable de celle de contrefactuel. Le propos de ce long thread est de dire que Mussolini a une grande responsabilité dans le déclin de la langue corse. Que se serait-il passé sans l'irrédentisme mussolinien ? 48/58
On peut imaginer des dizaines de réécritures de l'histoire. En particulier, on peut penser que le déclin de la spécificité linguistique de la Corse, amorcée 100 ans avant la seconde guerre mondiale, aurait continué comme si de rien n'était. 49/58
Après tout, la thèse de ce thread s'appuie sur le fait que c'est la séparation d'avec l'italien qui a fragilisé le corse. Or le lien avait déjà été rompu bien avant l'irrédentisme. 50/58
Pourtant, quatre arguments me font croire en la crédibilité d'un contrefactuel différent : 51/58
Argument 1 : comme le montre l'histoire de la conquête française jusqu'à A Muvra, lorsque les corses veulent défendre leur langue, ils font le lien avec l'Italien. Le fait que ce ne soit plus le cas aujourd'hui est le produit d'une déconstruction, conséquence du fascisme 52/58
Argument 2 : malgré la disparition au 19ème de l'italien écrit, corse et italien sont demeurés proches : les nombreux immigrés italiens au 20ème siècle ont souvent parlé italien aux corses dans les villages, et leurs descendants parlent souvent très bien corse 53/58
Argument 3 : la très forte soif de sauvegarder le corse n'aurait pu être que plus forte encore sans la culpabilité de la compromission avec le fascisme, qui a fait perdre 20 années précieuses à ce combat (des années 40 aux années 60) 54/58
Argument 4 : avec la construction européenne et l'affaiblissement des États-nations, il aurait été imaginable de revendiquer, dès les années 50, un statut culturellement bilingue franco-italien, le volet italien incluant les particularités du corse. 55/58
Quand j'entends parler des québécois, je ne comprends pas grand chose. 56/58
Mais les québécois peuvent lire sans problème tout Proust, tout Molière, Lemonde, Libération et le Figaro, et faire un voyage d'étude en France pour suivre des cours à la Sorbonne. 57/58
En Corse aussi, on lit Proust et Molière. Il fut un temps où on lisait également Dante et Boccace. Aujourd'hui, on corsise le nom de nos enfants, mais on a besoin de traductions françaises pour lire la correspondance de Pascal Paoli. Maudit soit Mussolini. 58/58
Missing some Tweet in this thread?
You can try to force a refresh.

Like this thread? Get email updates or save it to PDF!

Subscribe to Antoine Belgodere
Profile picture

Get real-time email alerts when new unrolls are available from this author!

This content may be removed anytime!

Twitter may remove this content at anytime, convert it as a PDF, save and print for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video

1) Follow Thread Reader App on Twitter so you can easily mention us!

2) Go to a Twitter thread (series of Tweets by the same owner) and mention us with a keyword "unroll" @threadreaderapp unroll

You can practice here first or read more on our help page!

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just three indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member and get exclusive features!

Premium member ($3.00/month or $30.00/year)

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!