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Baptiste Roger-Lacan @BRogerLacan
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Je reprends mon thread sur Robert #Faurisson, au coeur des évolutions du négationnisme et de son importance croissante dans le débat français. C'est aussi le portrait d'une certaine extrême droite et d'une frange minoritaire de l'extrême gauche.
Des sujets dignes du @GEG_org.
Nous en étions restés au début des années 1980 et aux premiers procès. À ce moment-là Faurisson vient de publier un article dans Le Monde (lemonde.fr/archives/artic…), provoquant une polémique nationale dans un contexte, bien étudié par Henry Rousso, de retour du refoulé de la WW2.
Les noms de Paul Touvier, depuis le début des années 1970, René Bousquet, depuis 1978, Maurice Papon, depuis 1981, ou Klaus Barbie, arrêté en 1983 en Bolivie, sont autant de rappel de l'antisémitisme d'État sous Vichy et de la collaboration active à la déportation des Juifs.
Dans ce contexte les débats autour de Robert Faurisson font du bruit. Et celui-ci s'installe comme un ponte dans la chapelle négationniste. Quelle est la nouveauté de sa proposition ? C'est ce que nous allons voir.
Mais, avant cela, une courte précision : Robert Faurisson ne se décrit jamais comme un négationniste (terme retenu aujourd'hui par la communauté historienne pour désigner ceux qui nient l'existence de la Shoah ou spécifiquement des chambres à gaz) mais comme un révisionniste.
C'est en fait le cas de toute la communauté négationniste, comme le montre les commentaires délirants de certains des lecteurs de la biographie de Valérie Igounet sur amazon : amazon.fr/Robert-Fauriss….
Révisionniste ça fait moins peur que négationniste.
Mais en plus d'avancer masqué, il s'agit de faire un véritable sophisme épistémologique en prétendant que leur démarche est plus historique que celle des historiens "officiels" qui répèteraient à l'envi un discours dénué de fondement : un mensonge. De qui ? Des Juifs évidemment.
L'essentiel de l'argumentaire de Faurisson est centré sur l'existence des chambres à gaz. Dans son article du Monde, il s'appuie sur la remise en question au début des années 1960 de la présence de chambres à gaz "industrielles" dans la majorité des camps.
Jusque-là en effet, la distinction entre camps de concentration et d'extermination était plus floue.
La présence de chambres à gaz expérimentales, ou destinées à l'exécution d'un nombre limité de prisonniers, comme au Struthof en Alsace en août 1943, avait pu être confondue avec les usines de mort polonaises qui étaient apparues entre 1942 et 1943.
La distinction fut clairement faite à partir des années 1960. Mais celle-ci fut utilisée par Faurisson pour nier l'existence de toutes les chambres à gaz : "Les « chambres à gaz » de Pologne – on finira bien par l’admettre – n’ont pas eu plus de réalité." dit-il dans le Monde.
Pour nier leur existence, il applique une méthode déjà éprouvée par Rassinier et Bardèche, qu'il croise avec sa méthode Ajax, dont je parlais hier, véritable "herméneutique faurissonienne", (credits @PierreAngeS pour l'expression).
D'une part, il s'agit de ne croire que les témoignages, très minoritaires de survivants (notamment d'Auschwitz) qui nient l'existence des chambres à gaz. Tous les autres témoignages seront soumis à une hypercritique mais ceux-là sont protégés.
Ils sont en général complètement décontextualisés, oubliant qu'Auschwitz par exemple faisait plusieurs centaines d'hectares et que certains camps étaient séparés de plusieurs kilomètres, tandis que les chambres à gaz étaient relativement séparées du reste du camp.
À cette critique à deux vitesses s'ajoutent une lecture de certain documents - souvent issus de sources allemandes - qui présentent les chambres et l'usage du Zyklon B comme un moyen d'épouiller les vêtements des détenus.
Enfin, il nie la possibilité d'exécuter des centaines ou des milliers de détenus en même temps sans que les SS qui gardaient les abords des chambres à gaz ne risquent eux aussi d'être empoisonnés.
À partir de la fin des années 1980, les travaux du pseudo ingénieur américain Fred Leuchter qui publie en 1988 un rapport dans lequel il prouverait "scientifiquement" l'impossibilité des chambres à gaz, apporta de l'eau au moulin de Faurisson.
Pour cela, il avait illégalement récolté des échantillons des ruines de chambre à gaz ainsi que dans les crématoriums qu'il analysa à la recherche de cyanure. Alors même qu'il en trouva des traces (notamment dans les fours, beaucoup mieux conservés),il déclara n'avoir rien trouvé
Je dois faire une pause... Je reviens plus tard dans l'après-midi avec quelques commentaires sur les absurdités de cette méthode "historique" qui relève plus des méthodes de Rouletabille ou de Sherlock Holmes (auquel Faurisson s'était comparé pour sa méthode Ajax).
Comme Sherlock Holmes, Robert Faurisson considère qu'un indice peut le conduire à la vérité, il estime également qu'une fois qu'on a écarté l'impossible, la seule chose qui reste est la vérité... Ou alors, comme Rouletabille, il prétend partir du "bon bout de la raison".
Là où le bât blesse, c'est qu'il écarte d'emblée le fait que les nazis eussent pu avoir un projet génocidaire et que ce projet eût pu être réalisé à une échelle et avec des moyens industriels. Et que son bon bout de la raison commence par une certaine sympathie pour les nazis...
En face, Olga Wormser, Pierre Vidal-Naquet, Claude Lanzmann et toute la communauté historienne lui ont porté la réplique, démontant ses arguments, et montrant la faiblesse d'une méthode qui refuse la critique ou le croisement des sources...
Mais l'un des coups les plus rudes pour Faurisson est venu en 1981 d'un de ses anciens associés, Jean-Claude Pressac. Pharmacien, ancien compagnon de route d'Ordre Nouveau, furieusement antisémite selon Valérie Igounet, il a d'abord été un négationniste acharné.
Mais entre 1979 et 1981, alors qu'il collabore avec Faurisson, il fait plusieurs voyages à Auschwitz où il a accès à de nombreux documents qui le retournent. Il devient alors un des meilleurs experts de ces chambres à gaz dont il niait l'existence quelques années avant.
Sa rupture avec Faurisson est actée en 1982 lors d'un colloque à la Sorbonne où il a été invité par Pierre Vidal-Naquet. Il y présente une communication sur l' « étude et réalisation des Krematorium 4 et 5 ».
Il y montre alors que "les plans et la marche des opérations prouvent que les K4 et 5 n'ont pas été projetés comme instruments d'extermination, mais ont été – par bricolage criminel – adaptés et utilisés à cette fin, et […] que l'étude de leur réalisation ...
et de leur évolution corrobore et confirme totalement les récits parfois divergents des membres du Sonderkommando sur le cauchemar dément qu'ils y ont vécu".
Pressac est demeuré un antisémite acharné, éloignant progressivement de lui ceux qui, comme Vidal-Naquet ou Serge Klarsfeld, avaient d'abord accueilli ce transfuge du négationnisme. Le coup reste rude pour Faurisson.
Le procès de Klaus Barbie et la diffusion de Shoah en 1987 sont l'occasion d'un activisme négationniste renouvelé, notamment par l'envoi de tract dans des lycées, dans lequel Robert Faurisson est épaulé par un autre acteur de la "scène" négationniste, Pierre Guillaume.
C'est un nouveau type de protagoniste dans notre histoire : Pierre Guillaume est en effet issu de l'ultragauche. Compagnon de route de Socialisme ou Barbarie vers 1962, il a ensuite dirigé la librairie la Vieille Taupe, dans laquelle il vend les livres de Rassinier après 1968.
Il s'isole peu à peu d'une frange importante de son milieu politique d'origine et prend contact avec Faurisson en 1979. Il fonde alors les éditions de la Vieille Taupe :il publie Mémoire en défense contre ceux qui m'accusent de falsifier l'histoire. la question des chambres à Gaz
Ce livre est préfacé par l'universitaire américain Noam #Chomsky, déjà signataire d'une pétition en faveur de la liberté d'expression de Faurisson lancée par un néonazi américain. Le texte de la préface avait été publié sans l'accord de Chomsky, mais il ne le renia pas.
Assez vite Pierre Guillaume s'isole complètement sur la scène d'extrême gauche et se tourne alors vers l'extrême droite. Il publie alors en 1985 le Mythe d'Auschwitz, cotraduit avec Michel Caignet, militant néo-nazi.
Son itinéraire devient encore plus politique que celui de Faurisson, qui cache un peu plus ses sorties avec des militants d'extrême droite. En 1992, il se rend à la fête du FN où il salue le réal Claude Autant-Lara, ancien militant communiste passé par l collaboration culturelle
Je dois accélérer un peu car ce thread devient absurdement long... La loi Gayssot marque un tournant en 1990. (Soulignons que les militants négationnistes ou d'ED l'appellent souvent loi Gayssot-Fabius afin qu'un nom juif y soit associé...)
En criminalisant les assassins de la mémoire, elle permet la condamnation de Robert Faurisson et d'autres négationnistes plus contemporains comme Alain Soral (près de 20 condamnations depuis2008 sans compter les procédures en cours)ou Dieudonné, d'abord proche de l'extrême gauche
Néanmoins, Faurisson avait déjà été condamné avant, dans des procès pour diffamation ou pour incitation à la haine raciale. Dieudonné ou Soral, quant à eux, sont connus pour ne pas payer les amendes qui viennent avec leurs condamnations.
La création de ce délit a également coupé l'herbe sous le pied des historiens dont l'expertise est en quelque sorte confisquée par les tribunaux, bien que les historiens soient souvent convoqués aux grands procès négationnistes. Ce risque du prétoire est identifié par O. Dumoulin
Enfin, la loi Gayssot donne lieu à tous les fantasmes complotistes et permet à ceux qui furent condamnés au titre de la loi Gayssot de se présenter en martyrs de l'acharnement des Juifs et de leurs alliés.
Faurisson put ainsi déclarer : «nous l’appelons parfois “loi Gayssot”, ce qui est le nom d’un communiste, mais parfois nous l’appelons aussi “loi Fabius-Gayssot”. Fabius est un juif très riche, il est socialiste mais extrêmement riche. Donc, la loi antirévisionniste de 1990 ...
... une loi judéo-socialo-communiste». La boucle est bouclée et le vocabulaire de Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix peuvent être réutilisés dans les années 2000.
Ajoutons, qu'à l'ère numérique, il devient extrêmement difficile de pénaliser les déclarations négationnistes, qui sont légion sur les réseaux sociaux ou sur les sites de vidéos en ligne, où une part croissante de la pop s'informe sans hiérarchisation ni croisement des sources.
Alors que #Faurisson est mort hier à Vichy (ce n'est pas original mais ça ne s'invente pas !), et qu'avec lui se ferme une époque du négationnisme français, une question demeure : que faire face aux propos négationnistes ?
Y répondre ne suffit en général pas, tant la question se joue ailleurs, dans la volonté du négationniste, ou de celui qui tend une oreille attentive à son propos, d'identifier une manipulation juive (à laquelle peuvent s'agglomérer d'autres complots : communiste, franc-maçon, etc
Quant à la criminalisation de ce discours, elle ôte toute possibilité de critiquer les propos négationnistes puisque d'une opinion socialement condamnable et facilement démontable il devient pour le négationniste la preuve que le délit d'opinion existe pour cacher quelque chose
Aujourd'hui, je n'ai pas la réponse mais @GEG_lgc publiera bientôt un papier ouvrant quelques pistes de réflexion sur le négationnisme, sans résoudre le problème ou apporter une solution définitive face à un mal qui se nourrit de l'évolution de notre rapport aux médias
Et de l'éloignement progressif de la Seconde Guerre Mondiale...
J'ajouterai pour conclure que le sujet est grave et qu'il n'est pas à mon avis un combat d'arrière-garde pour historiens. J'enseigne depuis peu et les propos flirtant avec ou ouvertement négationnistes sont bien présents dans les amphis et les salles de cours.
Faurisson quant à lui laisse des héritiers dont les vidéos ont bien plus d'audience que ses livres...
Ce #thread sur #faurisson était loin d'être parfait. C'est la première fois que je m'essayais à l'exercice aussi longuement. Le prochain s'emparera mieux des codes du genre.
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