Après des années à malmener l'histoire, Lorànt Deutsch sort un livre sur la langue française. Bon, d'abord on a bien vanné nos amis linguistes (#chacunsontour 😁), et après on s'est dit qu'on allait le lire... Petit thread autour de l'une des pépites de l'ouvrage ⬇️ 
A un moment, il explique que le terme de "femme" viendrait du latin femina, lui-même dérivé de fellare, "sucer", en précisant "pas au sens trivial", mais en lien avec la tétée du nourrisson. Et du coup selon lui il faudrait dire "damisme" et pas "féminisme"(cc @mariekirschen !)
Des linguistes et des spécialistes de la langue (des vrais...) expliqueront facilement que c'est n'importe quoi (poke @Laelia_Ve !). D'un point de vue d'historien, l'intéressant est que ça rappelle la passion des médiévaux pour les étymologies foireuses...
Au début du VIIe siècle, Isidore de Séville rédige ainsi un gros volume intitulé Les Etymologies : il y fait l'histoire de 100 000 mots (eh oui, quand même...). A l'époque l'étymologie est pensée comme une vraie science permettant d'atteindre le sens authentique des mots
Dans ce livre, Isidore, qui brasse une énorme culture littéraire, fait souvent preuve d'esprit critique. Et plusieurs des étymologies qu'il propose sont tout à fait correctes. Mais bon, souvent, il dit n'importe quoi, et c'est là que ça devient drôle...
Sa méthode repose sur l'homonymie. Par exemple, le mot "Saxons" viendrait de "saxum", le rocher, car les Saxons sont un peuple dur... comme un caillou quoi... Voilà voilà. Un rapprochement arbitraire, sur la base du son, puis on trouve un sens, et pouf, ça a fait une étymologie
Parfois, c'est plus tordu. Ainsi pour le renard : en latin vulpes => selon Isidore, le mot vient de volubilis, habile, et pedes, les pieds, donc "habile sur ses pieds". On remixe les deux mots et avec un peu de bonne volonté, on obtient vulpes... !
L'agneau, lui, viendrait de agnoscere, "reconnaître", parce que l'agneau reconnaît toujours sa mère. (oui oui, nous non plus on n'est pas bergers mais ça ne nous semble pas ultra solide comme explication...)
Quant au crocodile, il dériverait du mot crocus, qui désigne le safran, car selon Isidore le crocodile est un animal jaune (tout écho avec l'actualité est involontaire #Giletscrocodiles)
Evidemment toutes ces étymologies sont délirantes. Mais un délire en révèle toujours long sur son auteur, sa culture, son inconscient, le monde dans lequel il vit
Par exemple, Isidore explique que la déesse de l'amour est nommée Vénus, ce qui vient du latin vis, la force, "car aucune vierge ne cesse de l’être si ce n’est par la force". (relisez le deux fois, ça en vaut la peine 🤨🤔😮🤯)
Le mot homme, en latin vir, vient lui aussi de vis, la force, et Isidore propose deux hypothèses : c'est soit "car en lui il y a une plus grande force qu’en la femme" soit "car il traite sa femme par la force".
Les étymologies, ainsi, ne sont pas neutres : elles révèlent des façons de penser le monde. En l'occurrence, pour Isidore de Séville, l'homme est violent, la femme est violentée. Du coup, les étymologies en viennent à justifier des comportements
Par exemple, Isidore dit que le mot "lupus", le loup, vient d'un terme grec qui veut dire "sauvage, enragé, violent". Du coup, le loup doit être craint, combattu et exterminé : il porte littéralement la sauvagerie en son nom !
De même, quand Lorant Deutsch dit que "femme" viendrait de fellare, sucer/têter (ce qui est faux, on le répète... !), c'est une façon de renvoyer la femme à un rôle maternel et sexuel. Le loup est féroce : la femme donne le sein. Les mots deviennent des identités.
Ce goût pour l'étymologie impose l'idée que l'origine d'un mot compte plus que son usage, et qu'on ne peut jamais changer la première. On devine à quel point cette obsession pour les racines linguistiques peut rejoindre un fantasme des racines historiques…
Et on sait à quel point ce fantasme des racines est politiquement connoté, et dangereux. Derrière une étymologie foireuse, toute une vision du monde, de l'histoire et de la société : retrouvez notre article du jour sur notre site ! actuelmoyenage.wordpress.com/2018/12/13/lor…
Addendum pour synthétiser certaines conversations à la suite de ce thread : cet article ne visait pas à débunker Deutsch (d'autres le feront mieux que nous : suivez @Hugorodru !), mais à parler des étymologies + ou - fantaisistes qui existent aussi au Moyen Âge.
Ceci étant, nous sommes en effet partis du fait que l'étymologie de "femme" était abusive. D'où une centralisation ici des conversations où cela a été discuté.
Sur le fait que qu'une même racine peut donner différents mots en même temps sans que les uns descendent directement les uns des autres... @Padre_Pio !
Sur le cas précis de "femme" et "femina" et le mélange de Deutsch entre fello (sucer) et felo (allaiter)... @Hugorodru n°1 :
Précisions n°2 de @Hugorodru sur l'étymologie de "femme" et le fait que certains ouvrages sont clairement datés ou utilisés à mauvais escient :
Précisions n°3 sur l'usage de sources datées dans certains dictionnaires (en dépit de leur qualité par ailleurs) :
