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Histrion, personne, mécène, haruspice… une poignée de mots français sont réputés provenir de l’étrusque, langue non indo-européenne de l’Italie antique : comme promis, un petit point sur cette langue ! Thread à base d’objets en bronze, de momies et d’îles mystérieuses ! 🔽🔽🔽
Les Étrusques, donc, constituent un peuple du nord-ouest de l’Italie antique, parlant une langue non apparentée aux autres langues de la péninsule italique (celtique, latin, sabellique, grec…). Leur origine est débattue, et je préfère laisser cette question aux historiens mais :
Pour les historiens antiques comme Hérodote, les Étrusques étaient supposés venir d'Orient, depuis le royaume de Lydie en Anatolie. Il semble que les études contemporaines, par exemple génétiques, vont plutôt dans ce sens. Leur langue également présenterait des traits anatoliens
(sur les liens supposés entre la Lydie et l’Italie antique, notamment grecque : )
Cependant, le lydien, comme les autres langues dites anatoliennes, est bien une langue indo-européenne, à la différence de l’étrusque. Par ailleurs, les Étrusques en Italie se sont mélangés aux cultures existantes, notamment la culture de Villanova au début du 1er millénaire av.
Tous ces aspects rendent difficile la question de leur origine : pourtant, une trace de leur migration a vraisemblablement été découverte sur l’île de Lemnos en Grèce, à travers des inscriptions, en alphabet grec, dans une langue sans conteste apparentée à l’étrusque !
Sur une stèle de Lemnos, il est ainsi fait mention d’un individu ayant vécu avis sialχviš "soixante ans", le mot avis "année" étant similaire à l’étrusque avil de même sens, de même que sialχviš 60, comparable à l’étrusque śealχisc : 60. D'autres éléments grammaticaux concordent!
La + grande partie du corpus étrusque est également composée de courtes inscriptions funéraires, avec le nom du défunt et celui de ses 2 parents (à la différence du latin). Ex: pulenas velθur larisal acnatrualc avils ↑XXΛ "Velthur Pulenas fils de Laris et Acnatrui mort à 75 ans"
L’inscription peut être plus développée : felsnas:la:leθes / svalce:avil:ЖΛI / murce:capue / tleχe:hanipaluscle : "Larth Felsnas fils de Lethe a vécu 106 ans, il a murce(?) à Capoue, il a tleχe(?) avec l’armée d’Hannibal" (On notera que tout le lexique n’est pas encore maîtrisé!)
La plus longue inscription étrusque connue fait près de 1300 mots, (soit environ 4 pages), et son histoire est assez extraordinaire: elle a en effet été découverte presque par hasard au musée de Zagreb, sur les bandelettes d’une momie égyptienne du premier siècle av. J.-C. !
Ce texte, connu sous le nom de Liber Linteus Zagrabiensis (livre de lin de Zagreb), est un livre religieux qui a dû être amené en Égypte par un soldat romain, de l’armée de César ou d’Octave, et qui était sans doute un haruspice, devin étrusque, voyageant avec ses textes rituels!
Le mot haruspice est d'ailleurs un terme hybride, mélange d'une base étrusque aru- "entrailles" et d'une base latine, donc indo-européenne, spec- "observer, in-specter". Les Étrusques étaient en effet réputés à Rome pour leurs devins spécialistes de la lecture des entrailles.
Fait étonnant, le Livre en lui-même est daté d'environ 250 av J.-C. : l'haruspice en question se trimballait donc un bouquin 200 ans plus vieux que lui, réemployé comme bandelettes d'embaumement... Assurant la conservation du plus important témoignage sur la religion étrusque!
C’est seulement en 1891 qu’un savant viennois, Jacob Krall, constata que le texte, connu depuis quelques décennies déjà, n’était pas constitué de hiéroglyphes égyptiens. Il semble qu’il ait fait le rapprochement en reconnaissant des caractères proches des runes scandinaves !
Les étrusques utilisent en effet un alphabet d’origine grecque, et donc phénicienne, qui a servi à la fois de modèle aux alphabets des peuples italiques (osques, ombriens, et latins), et au système du vieux futhark, l’alphabet runique des langues germaniques.
Une des plus anciennes attestations d’une langue germanique transcrite en alphabet étrusque se trouve sur un casque de bronze dit de Negau, daté du 4ème siècle avant J.-C., où il est inscrit harikastiteiva : on y reconnait le nom germ. Harigast, et le mot *teiwas "dieu, Tyr".
À noter que, dans l’Italie du nord où ils étaient implantés, les Gaulois également utilisaient parfois l’alphabet étrusque. Les plus anciennes attestations de langues celtiques, comme le lépontique, sont d’ailleurs en alphabet étrusque.

Les noms de divinités trouvées sur le Liber Linteus sont par ailleurs concordantes avec un autre objet rituel étrusque inscrit, le foie de Plaisance, représentation en bronze taille réelle d'un foie de mouton, divisé en quartiers de ciel et utilisé comme outil par les haruspices
Pause ! Je continue demain avec au programme : noms de dieux et mythologie, lexique non indo-européen & emprunts grecs et italiques, et, le meilleur pour la fin : la GRAMMAIRE
Le panthéon étrusque révélé dans ses deux textes est intéressant car à l’image de la langue étrusque en général, avec des emprunts au monde italique, des emprunts grecs, un fond inconnu et assez mystérieux, et des rapprochements avec l’Anatolie antique. On trouve :
Parmi les emprunts italiques, une déesse Uni souveraine du panthéon, certes représentée sous les traits de la déesse grecque Héra (sur ce miroir de bronze on la voit notamment allaitant Héraclès), mais dont le nom doit venir de celui de la Junon (Iuno) latine.
On trouve également, tant dans le Liber Linteus que le Foie de Plaisance un dieu Nethuns, représenté avec les attributs de Poséidon, mais qui doit provenir du Neptunus latin, probablement par un intermédiaire ombrien *neftuns, qui expliquerait l’évolution de la forme en étrusque.
On a aussi Menrua représentée comme l’Athéna grecque, dont le nom vient de la Minerva italique, etc. Il semble que ces associations nom italique + représentation grecque aient pu être un biais à Rome pour l’adoption de la mythologie grecque et les mises en parallèle de divinités!
Sur cette dernière image, Menrua est accompagné de Hercle dont le nom vient du Héraklès grec et est à l'origine du latin Hercules, et qui est, chez les Etrusques, un dieu à part entière, qui a par exemple sa place sur le foie de Plaisance au même titre que les autres divinités.
On le trouve par ailleurs dans des scènes inspirées de la mythologie grecque, ici s’opposant au dieu Aplu, dont le nom et la représentation viennent de l’Apollon grec (À noter qu’on trouve également en Anatolie un dieu de la peste nommé Aplu, qui a p-ê un rapport avec Apollon)
(Sur les origines d’Apollon, aux croisements entre mondes hittite et grec )

Les Étrusques possèdent un grand nombre de divinités et héros d’origine grecque, notamment par l’appropriation artistique de la mythologie grecque : Aritimi (Artémis), Aita (Hadès), Phersipnai (Perséphone), Easun (Jason), Achle (Achille), Atunis (Adonis) ici en compagnie de Turan
Cette divinité Turan, représentée sous les traits d’Aphrodite (ainsi sur ce miroir durant l’épisode du jugement de Pâris), ou par une déesse ailée (cf ce support de flasque à parfum) fait partie de la liste de divinités et héros aux noms proprement étrusques à l’origine inconnue!
Certains, comme elle, ont des représentations inspirées de l’hellénisme, comme également le dieu de la guerre Laran, qui possède les attributs d’Arès, mais d’autres non : ainsi Cel, déesse-terre, Thesan, déesse de l’aube, Mlacuχ, antagoniste inconnu d’Héraklès, etc…
L’autre dieu souverain, associé à Uni, est Tin(ia), représenté avec les attributs de Zeus. Son nom doit avoir un rapport étymologique avec le nom du dieu du ciel indo-européen *dieus, qui donne Jupiter (<dios pater), Zeus, etc, mais sa forme semble venir d’une langue anatolienne!
Ces différentes strates se retrouvent dans le lexique commun qui présente un fond i-e. indéterminé avec par exemple le nom ais "dieu" (italique Aisos, gaulois Esus) un pronom mi "je/moi", un génitif en -s (concurrent d'un génitif en -(a)l, comparable au génitif hittite en -el ?)
L’étrusque a beaucoup emprunté au grec, comme le mot φersu qui désigne un personnage masqué et qui vient du grec πρόσωπον "visage, apparence". Ce mot est sans doute à l’origine du latin persona "masque"(par croisement avec personare "résonner"), qui a donné le français "personne"
On trouve également pas mal de noms de récipients : aska, de ἀσκός "outre", χuliχna, de κυλιχνα "coupette", qutum, de κῶθον "coupe à boire", ulpaia, de
ὄλπα "olpette, flasque à huile", etc. Le verbe étrusque tur "offrir", est peut-être aussi à rapprocher du grec δῶρον "don"
Depuis les langues italiques, on a vu qu'il existe des emprunts de théonymes, mais on trouve également quelques mots usuels, comme le terme nefts "neveu, petit-fils", qui doit être un emprunt à l'italique nepot- (cf sanskrit nápāt) de même sens (d'où le français népotisme/neveu)
L'étrusque camθi "magistrat, prêtre", a p-ê donné les mots latins camillus/camilla (d'où le prénom mixte Camille), qui désignent les enfants nobles assistant les prêtres. C'est peut-être un emprunt au celte camulos, v.irl. cumall "servant, champion", cumal (<*kamulā) "servante"
Ces mots viennent sans doute de la racine indo-européenne *kemh2- "se fatiguer pour = servir", d'où le grec kamnô "se fatiguer", le sanskrit śámi- "ouvrage (sacré)"> "service rituel", le celtique *kamulos "serviteur, champion", également nom d'un dieu Gaulois.
(c'est là, @ClementSalviani )
Enfin, le nom du roi de Rome Tarquin, d'origine étrusque (il porte d'ailleurs le titre de lucumo, lauchume en étrusque, soit "roi") est également étrusque : on le trouve sous la forme tarkhun, dont l'origine est p-ê à chercher dans le nom hittite du roi des dieux : Tarḫunz
Cependant, le noyau de la langue étrusque reste constitué de termes d'origine inconnu, ainsi clan "fils", sex "fille", zilaθ "gouverneur", cilθ "citadelle", meθlum "ville", maru "magistrat" (c'est le nom de Virgile : Maro !), les verbes amce "avoir été", lupu "mourir", etc...
D'ailleurs, la langue en elle-même, quoiqu'elle connaisse effectivement des emprunts à quelques langues indo-européennes (identifiées ou non), est fondé sur un système très différent des langues indo-européennes, syntactiques et désinentielles :
La langue étrusque, comme la langue de Lemnos, est une langue agglutinante : la syntaxe et les déclinaisons sont (en partie) remplacées par des suffixes qui expriment à la fois la nature et la fonction du mot : il n’y a ni genre grammatical, ni conjugaison ni temps stricto sensu
Ainsi à partir d'un cas zéro (à la fois sujet et objet) ais "dieu", on peut former un complément du nom aises "du dieu" (avec le suffixe -s), mais si l'on met au pluriel ce n'est pas une désinence différente, mais un suffixe supplémentaire -ra, d'où aise-ra-s "des dieux"
À noter qu'il existe d'autres classes de mots avec des suffixes différents, dont le génitif en -(a)l déjà mentionné. Par ailleurs, le pluriel -ra est remplacé par -cva pour les noms non animés, ex : cas zéro cilθ "citadelle", cilθ-l "de la citadelle", cilθ-cva-l "des citadelles"
Les formes verbales, qui ne se conjuguent pas, possèdent également des suffixes qui conditionnent leur sens : on a par ex un suffixe -c qui signifie qu'une action est terminée, ainsi ame "être">amce "avoir été. Le e vient d'un ancien *ai-, que l'on retrouve par ailleurs à Lemnos!
Bref ! Voilà pour ce court point sur la langue étrusque, il y aurait évidemment encore énormément de choses à dire, mais comme je fais mon post-doctorat sur le Liber Linteus, ça risque d'arriver d'ici l'année prochaine !
Sources (entre autres) :
- Il Liber Linteus di Zagrabia, Valentina Belfiore, 2010
- Zikh Rasna, Rex E. Wallace, 2008
- Etruskische Texte, Helmut Rix, 1991
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