My Authors
Read all threads
L’amour courtois, un thread ! ⤵️

Comment on devait aimer au Moyen Âge, 5e fil du thread sur les femmes au temps des cathédrales.
L’amour courtois, dans nos vagues souvenirs, correspond à l’origine médiévale de toute la galanterie et de la façon courtoise d’approcher les dames. Le chevalier servant la belle. L’amour courtois est une pensée à la fois plus complexe et plus profonde.
Pour vous donner une idée de ce que c’est, citons le « célèbre » Traité de l’amour d’André le Chapelain (XIIe siècle) :
« Il est absolument clair que les hommes ne sont rien, qu’ils sont incapables de boire à la source du bien s’ils ne sont pas mus par les femmes ». ✊👩
Plus loin : « Les femmes étant l’origine et la cause de tout bien, et Dieu leur ayant donné une si grande prérogative (...), si leur lumière n’éclaire personne, elle sera comme la bougie dans les ténèbres, qui ne chasse ni n’attire personne ».
« Ainsi (...), chacun doit s’efforcer de servir les femmes afin qu’il puisse être illuminé de leur grâce, et elles doivent faire de leur mieux pour conserver les cœurs des bons dans les bonnes actions et honorer les bons pour leurs mérites ».
Ces bonnes actions des « bons » n’ayant qu’un but : « pour être loué par elles, et pouvoir se vanter des dons qu’elles font, sans lesquels rien n’est fait dans cette vie qui ne soit digne d’éloge ».
En un mot, la société médiévale ne met pas l’homme et la femme sur un pied d’égalité de considération. La femme est bien au-dessus...
L’idéal féminin est donc... d’être une femme, mais pas seulement : il faut agir. Contrairement aux déviations postérieures concernant la noblesse, le sang, la personne médiévale doit mériter les honneurs en agissant, pas seulement en existant avec des titres de toutes sortes.
Donc une femme (ou un homme d’ailleurs) du Moyen Âge n’est pas honorable parce que femme, mais parce qu’elle agit avec amour et bonté. Ce n’est pas juste une espèce de dignité innée et paresseuse qui honore les personnes, mais plutôt les actes de celles-ci.
Il ’empêche que la femme jouit d’une considération supérieure dans la société médiévale. Bien loin des âneries prétendant qu’on débattait de l’existence de l’âme féminine (légende du concile de Mâcon), on a tendance à voir en elles le signe de Dieu (voir fin du fil précédent).
Il est intéressant de constater que dans le récit biblique de la création, les éléments nés se font de plus en plus fins : la Genèse commence par la terre « informe et vide », pour finir par la création de la femme, créée après l’homme, mais comme lui, « à l’image de Dieu ».
Mais être une femme selon l’idéal médiéval, ce n’est pas juste « être » et se la couler douce. Il faut faire, agir, « honorer les bons », encourager, en fait, les hommes de bonne volonté.
Ce système où les hommes cherchent la bénédiction féminine est une source d’inspiration — pas forcément suivie bien sûr — pour une société moins violente. En étant un « homme bon », et en gagnant la caution des femmes par là, l’homme voit qu’il est sur le bon chemin.
Chose moins connue : le traité de l’amour cité précédemment indique une certaine réciprocité de ce principe (selon le modèle de la charité fraternelle chrétienne, en fait) : le chevalier ne doit rendre hommage qu’aux femmes qui « écoutent la voix de l’amour ».
Si vous vous demandez quel est cet amour pour un chrétien du Moyen Âge, à la façon de St Augustin bien avant vous (« quel est cet Amour qui aime avant d’être aimé ? »), la réponse est assez simple :
L’ouvrage fondamental d’André le Chapelain voit dans la femme une véritable éducatrice de l’homme occidental : elle lui indique ce qu’il doit faire pour mériter son amour.
Et autant vous dire que pour prétendre mériter le cœur d’une femme courtoise du Moyen Âge, il faut autre chose que le mérite d’avoir payé la note au restaurant :
Les récits les plus ambitieux à ce sujet décrivent des femmes lançant des hommes à la recherche du Saint Graal pour mériter leur amour.
La plus sublime façon du monde de se débarrasser d’un relou.
Pour être digne d’une femme donc, il faut être adepte vertueux des « œuvres de courtoisie ». Une liste de qualités indispensables qui doivent être suivies d’actes prouvant leur existence :
- la « largesse » (générosité)
- révérer son seigneur
- ne jamais blasphémer
- l’humilité
- ne pas médire
- ne pas mentir
- ne se moquer de personne
- éviter les querelles
- chercher les réconciliations
- lire plutôt que jouer (déjà !)
- être courageux, ingénieux, hardi,
- ne pas faire sa cour à plusieurs femmes à la fois
- s’habiller de façon raisonnable
- être doux avec tous.

À ces principes s’en ajoutent d’autres, plus ancrés dans leur temps (ou pas ?) :
- « Le mariage n’est pas une excuse valable pour ne pas aimer » 😬 ;
- « Qui n’est pas jaloux ne peut aimer » ;
- « Personne ne peut être lié par deux amours » ;
- Ne pas chercher les « amours faciles »,
- mais ne pas chercher les amours sans mariage possible ☝️
Le Chapelain insiste sur le fait d’agir bien, d’être noble non par le sang mais par les actes, que la noblesse véritable est celle des mœurs et des manières, que celle de la courtoisie vaut infiniment plus que celle de la naissance.
À cette éthique générale s’ajoute une véritable esthétique : il faut cultiver son esprit, sa finesse, sa courtoisie, pour atteindre un niveau d’élégance idéal.
Les documents de l’époque médiévale livrent un autre aspect de l’amour courtois, bien moins connu encore, à cause du flou qui réside autour : les « cours d’amour ».
Impossible de savoir si ces cours sont des fictions, ou de vrais tribunaux : les femmes en sont-elles exclues ? En sont-elles juges ? Les débats étaient encore ouverts en 1980 (et pas sûr qu’il en soit autrement aujourd’hui, sauf erreur de ma part).
En tout cas, on a trace écrite de ces cours où de vrais procès d’amour sont tenus : untel est rendu coupable d’avoir été l’amant (au sens ancien, donc soupirant) de deux femmes à la fois, comment doit-on le punir ?
Pernoud pense que ces cours d’amour n’étaient que des divertissements, sans la moindre valeur juridique. Une télé réalité distinguée, en somme.
La poésie courtoise suit la logique omniprésente dans la logique féodale du système féodo-vassalique : un suzerain offrant sa protection à un vassal qui l’aide en retour, pour résumer.
En effet, le terme « hommage » qualifie à la fois cet agenouillement du vassal devant son suzerain pour lui promettre fidélité, et la promesse de l’homme courtois envers sa dame. Elle est donc, en quelque sorte, sa suzeraine.
On trouve même dans la poésie courtoise des passages où l’homme donne le qualificatif de « seigneur » à sa dame !
On ne parle pas ici d’une relation de chair entre les deux : il s’agit de la façon qu’a le poète de se soumettre aux désirs de sa muse inaccessible, qui lui inspire une crainte révérencielle.
Il n’y a en revanche pas de « doctrine » de l’amour courtois, à part pour les qualités vues précédemment. Cet amour peut être platonique ou très sensuel, selon les auteurs.
Le XIIe siècle, temps de l’amour courtois, est aussi celui de l’apogée de l’éthique chevaleresque. Cette éthique peut se résumer en deux principes simples :
- Le chevalier doit cultiver sa force ;
- Il doit mettre sa force au service des faibles.
D’où la tardive jérémiade : « alors, la femme est faible, c’est ça ? ». Pour le chevalier, l’asymétrie du rapport de force est évidente. Sauf que nous sommes alors dans une civilisation chrétienne. Or, l’ordre humain de la valeur est « inversé » dans le catholicisme :
« Les derniers seront les 1ers, les 1ers seront les derniers » (Mat., 20, 16) ; « je me glorifierai dans mes faiblesses » (Cor., 12,9) ; l’évangile des béatitudes (Mat. 5, 3-12), les 3 ordres de Pascal dans les Pensées, l’évangile du publicain, les riches et le paradis, etc.
Pour résumer, les premiers de ce monde seront les derniers dans le royaume des cieux, et vice-versa avec les « faibles ». Dc un « faible » dans une société médiévale ne reçoit pas du tt le mépris qu’on lui accorde dans l’eugénisme ou le darwinisme social, par exemple (au hasard).
L’acception médiévale du mot « faible » est en fait bien plus proche de « vulnérable ». L’insécurité — brigandage, rapine, viols — est réelle, d’où l’importance d’être protégé par un seigneur, d’ailleurs.
Bref, tout ça pour dire que le chevalier se doit de protéger les gens vulnérables.
La société médiévale n’est pas une société d’indifférenciation : chacun a un rôle, même si ce rôle n’est pas aussi strictement défini qu’on a bien voulu le penser à partir du XIXe siècle.
Ainsi, le chevalier protège la dame pas parce qu’elle est nulle, mais au contraire parce qu’elle est ce qu’il y a de plus précieux, et que cette protection d’autrui est la fonction même, la raison d’être de la noblesse, originellement.
La fidélité est une des qualités les plus importantes de l’amour courtois. Cette fidélité, pas spécialement à la mode aujourd’hui, est un pilier de la société médiévale.
En effet, si un suzerain trahit un vassal en ne le protégeant pas d’un seigneur ennemi, qui voudra devenir le vassal de ce suzerain à l’avenir ?
La fidélité est la condition sine qua non du système. En amour, il en va de même à l’époque.
Ainsi, le chevalier revenu après le délai promis à sa dame devra, dans « Yvain ou le chevalier au lion », encourir des épreuves surhumaines jusqu’à la folie. Dans un autre conte, Guenièvre exige de Lancelot de se laisser vaincre dans un duel, l’humiliation suprême.
R. Pernoud illustre ensuite le pouvoir nouveau de la femme médiévale par une vraie petite étude de l’abbaye de Fontevraud, ordre de moines et de moniales dirigé par une femme (une abbesse) — et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce type de fonctionnement.
Son co-fondateur, Robert d’Arbrissel (il y a aussi deux femmes), est le seul fondateur d’ordre monastique non canonisé : il faut dire que c’est un personnage. Pernoud le suppose habillé en véritable hippie, pérégrinant et attirant les foules.
Jusqu’ici, rien de très différent d’un curé doté d’un certain charisme déjanté d’aujourd’hui ; mais pour s’entraîner à la chasteté, il dormait entre les groupes d’hommes d’un côté et les groupes de femmes de l’autre...
Un de ses amis prêtres lui écrit : « Tu as trouvé là un genre de martyre inédit, mais inefficace, car ce qu’on ose contre raison ne peut jamais être ni utile, ni fructueux ; c’est pure présomption ».
Bon, à part cette habitude légèrement malaisante, Robert continue de parcourir le royaume suivi par des foules fascinées par son art oratoire, et les monastères poussent comme des champignons sur son sillage.
Dans son monastère, les femmes et les hommes sont séparés, mais lui se balade des deux côtés ; cette pratique dite du syneisaktisme scandalise certains en pleine réforme grégorienne.
La place des femmes dans cette abbaye, l’égalité entre les deux sexes, le nombre de femmes attirées par ce monastère et le commandement de l’ensemble par une femme font de Robert d’Arbrissel un précurseur du féminisme pour plusieurs historiens.
Je résume au maximum cette partie concernant Fontevraud. La médiéviste Rita Lejeune montre les effets de Fontevraud, relai des valeurs de l’amour courtois, sur un seigneur « de caractère bouffon et lascif, vautré dans le bourbier des vices » (selon un contemporain) :
« Ce puissant seigneur se distingue par son irrévérence déclarée à l’égard de l’Eglise, et qui s’amusa lgtps à afficher envers les femmes un libertinage cynique, commença par se gausser des succès éclatants que l’esprit de Fontevraud exerçait dans son tournage féminin ; 1/3
2/3 ...mais après, il laissa transparaître, dans des poèmes étonnants de modernisme, les symptômes d’un mysticisme mondain, et, bientôt, les signes éclatants d’une exaltation amoureuse où la femme, soudain sublimée, se présentait comme la suzeraine dans le couple : 2/3
3/3 ... l’amour courtois venait de s’affirmer ».
L’histoire de Fontevraud est liée aux plus grands noms féminins de l’époque, dont Aliénor d’Aquitaine (⤵️), ou son fils Richard Cœur de Lion. Je n’entre pas dans le détail.
Ainsi, l’amour courtois fut un modèle des relations entre les deux sexes ; certes, comme tout idéal, pas nécessairement appliqué par tous, mais le modèle d’une société est un assez bon miroir de sa valeur.
Merci pour les patients qui ont lu jusqu’au bout !
Le prochain fil, plus court, parlera des femmes et du mariage au Moyen Âge.
(pas spécialement féminin, pour Richard, pardon pour la petite coquille de syntaxe)
Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh.

Enjoying this thread?

Keep Current with Philippe Souchon

Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

Twitter may remove this content at anytime, convert it as a PDF, save and print for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video

1) Follow Thread Reader App on Twitter so you can easily mention us!

2) Go to a Twitter thread (series of Tweets by the same owner) and mention us with a keyword "unroll" @threadreaderapp unroll

You can practice here first or read more on our help page!

Follow Us on Twitter!

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just three indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3.00/month or $30.00/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!