Thread by @AgeMoyen

On continue notre série d’articles sur la Peste. Aujourd’hui, épisode 16 : « Macabre poésie ». Comme la sculpture (cf les transis) ou la peinture (cf le motif de la danse macabre), la littérature médiévale est en effet elle aussi affectée par la Peste. Un thread ⬇️ ! #histoire

Là encore, on n’a pas attendu la Peste pour être fascinés par la mort. Dès 1197, Lothaire de Segni (le futur pape Innocent III), rédige le De Miseria Humanae Conditionis, une réflexion peu joyeuse sur la condition humaine

Il dénonce les richesses matérielles et rappelle que le corps devient, après la mort, « une chose abominable ». Ce texte s’inscrit dans un thème qui prend de l’ampleur à la fin du XIIe s., le contemptus mundi : il faut mépriser le monde et se tourner vers les choses célestes

Le macabre est justement à mettre en rapport avec ce mépris du monde. Si ce thème existe déjà, le mot « macabre » apparaît dans le Respit de la mort (1376), un poème qu’un certain Jean le Fèvre compose après s’être remis d’une terrible maladie.

Il s’exclame alors :
« Je fis de Macabree la dance,
Qui toute gent mène a sa trace
Et a la fosse les adresse. »

On a d’abord cru que ce mot « macabre » venait de l’arabe « maqabir », cimetière, via l’espagnol, mais en fait, non (pour plus d’explications, n’hésitez pas à aller embêter @Hugorodru ^^)

En réalité « macabre » viendrait d’une déformation du nom propre des Macchabées, sept frères qui ont été suppliciés pour avoir refusé d’adorer des idoles et qui sont devenus des martyrs de la Foi

La littérature, en particulier le genre lyrique et les sermons, se délectent de la popularité du macabre. Dès le XIIe siècle, Hélinand de Froimont rédige des Vers de la mort, dans lesquels il rappelle que
« la mort plus encore jouit
De tous ceux qui lui disent "fuis !" »

A la fin du Moyen Âge, les poètes et les théologiens reprennent un thème existant déjà depuis l’Antiquité : celui du « Ubi sunt ? » (Où sont … ?). Un thème qu’on trouve déjà dans la Bible (livre d’Isaïe, Première Épître aux Corinthiens)

Dans la « Ballade des dames du temps jadis », François Villon énumère dans une série de questions des noms de dames célèbres allant de l’Antiquité au Moyen Âge. Toutes ces grandes dames, historiques ou légendaires ont un même destin : la mort, rendant leur beauté futile.

« Dictes-moi où, en quel pays,
est Flora, la belle Romaine,
Alcibiade et Thaïs,
qui fut sa cousine germaine,
Écho qui parle quand on fait du bruit
sur une rivière ou sur un étang,
et dont la beauté fut bien plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ? »

Dans la « Ballade des Seigneurs du temps jadis », il énumère un pape puis de grands souverains :
« D’autre part, où est Calixte III, [...]
Alphonse, le roi d’Aragon, [...]
et Arthur, le duc de Bretagne,
et Charles VII le vaillant ?
Mais où est le preux Charlemagne ? »

Enfin, la troisième ballade de Villon insiste sur l’universalité de la mort :
« Prince, ceux-ci sont tous destinés à mourir,
ainsi que les autres qui sont encore en vie ;
qu’ils en conçoivent dépit ou colère,
autant en emporte le vent ! »

Il s'agit d'un motif littéraire très populaire. Eustache Deschamps en donne une magnifique variation :
« Où sont Troie, Carthage et Romulus,
Athènes, Alexandre, Remus,
Jules César et les siens ?
Ils sont tous cendre devenus :
Soufflez, notre vie n'est rien. »

(L'occasion de renvoyer à très bel article de Clotilde Dauphant, sur la poésie d'Eustache Deschamps et son usage du motif de l'ubi sunt, paru dans la revue @Questes_jcma :
journals.openedition.org/questes/1648

Cette poésie médiévale a traversé les siècles et a inspiré les grands paroliers contemporains : Georges Brassens, Léo Ferré ou Félix Leclerc reprennent Villon ou Deschamps et chantent eux aussi la mort de tous.

Et lorsque vous retrouverez vos amis lors d’un énième skypapéro, vous pourrez leur dire comme Rutebeuf : « Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus ? ». La suite au prochain épisode !